
J’ai observé ce matin sur Twitter l’agacement d’une personne face à la commémoration médiatique de Lou Reed mort hier – un Sunday Morning, ça ne s’invente pas – Lou Reed présenté comme un junkie transgressif. Tout le monde sait qu’il était bien plus, et bien meilleur que cela. Je le croyais du moins mais Lou Reed, je l’ai constaté, n’est pas Jim Morrison ou Edith Piaf dans l’esprit des gens. Il lui arrive, oui, d’être méconnu. On se demande alors à juste titre ce qu’il peut avoir de spécial, pourquoi il est si important.
C’est très simple : Lou Reed est important parce que tout le monde dit qu’il est important. Ou plutôt, que tous ceux qui en ont entendu parler disent qu’il est important. Canonisation par la vox populi ? Promotion du goût aveugle de la masse, ou de la masse des lecteurs de Telerama ? Non pas.
Dans l’ordre culturel, un artiste ne se présente jamais à nous tout seul par ses propres forces. Il lui faut des médiateurs, qui sont à la fois la bénédiction et la malédiction de la culture, parce qu’ils permettent à cette dernière d’exister et parce qu’ils la biaisent parfois lourdement. La culture vue dans son ensemble est un phénomène social : même si elle est atteinte par la démarche volontaire de l’individu, cette démarche vise à percer à son profit un tonneau auquel s’abreuvent des communautés entières. Et de quoi s’abreuve-t-on ? De ce qui dit quel est le monde, ce qu’est l’homme, ce qu’est l’époque, de ce qui peut faire grandir sans être soi-même diminué. Une culture est commune : chaque individu y puisera ce qui l’intéresse à son heure mais un individu ne développera pas à proprement parler une culture personnelle. Il s’abreuvera à une ou plusieurs sources communes. Ce qui nous ramène aux médiateurs que j’évoquais.
Le premier, c’est le marché. L’œuvre culturelle ne nous atteint généralement qu’avec un prix collé au dos. J’en ai déjà parlé dans le passé. C’est une bénédiction : on trouve sur un marché bien plus que si l’on devait se limiter à ce qui est produit à moins de dix kilomètres de marche de chez soi, et pour bien moins cher. C’est une malédiction : une œuvre doit être rentable, ce qui tend à éliminer ce qui a de la valeur mais subit la désaffection du public, ce qui tend aussi à survaloriser des oeuvrettes creuses. Nous avons ainsi trop de Madonna et trop d’Eric-Emmanuel Schmitt. Ce que nous manquons, nul ne le sait : cela n’existe pas. Malgré le contexte qui semble défavorable pour eux, le marché permet à des artistes profonds, difficiles, dont on ne donnerait pas cher de la survie, d’exister ou d’avoir existé. Antonin Artaud a existé, ses œuvres complètes tiennent en plus de 20 volumes et se trouvent à l’état neuf. David Sylvian existe alors qu’il ne doit guère avoir que quelques milliers d’auditeurs – et si vous pensez que c’est un musicien facile, écoutez « Blemish » ou « Manafon ». Il est néanmoins vrai que la logique du marché tolère que des artistes de haute qualité vivent toute leur vie avec la menace de disparaître. C’est amoral mais c’est mieux que pas de marché. Un éditeur ambitieux accepte d’ailleurs, pour des raisons de réputation ou de mécénat, de financer les pertes générées par ses grands artistes par les revenus de ses artistes les plus rentables. Voilà pourquoi un Musso ou une Gavalda ont plus d’utilité qu’on ne le pense.
Le second intermédiaire, c’est la communauté. Il est absolument impossible de se « faire une culture » tout seul. Tout artiste vous est toujours prescrit par quelqu’un d’autre que vous. Vous lisez Jonathan Littell parce qu’on l’a lu autour de vous, qu’on vous en a parlé, qu’il a eu un prix et que vous accordez un intérêt aux prix, parce que vous faites partie de la communauté socio-culturelle qui lit ce genre de trucs. Et s’il n’y a pas de gens vivants pour vous recommander telle ou telle chose, il y a les revues, les livres, les encyclopédies, le web et ainsi de suite.
Adolescent, j’ai écouté à la fois du classique (prescripteur : mon père et le manuel de musique de 5ème que je lisais quand je m’ennuyais) et des bluettes de top 50 (prescripteur : la radio). Je ne distingue pas la valeur des œuvres ; j’y reviendrai peut-être dans un autre billet. Puis j’ai préféré Depeche Mode aux Jeanne Mas et autres George Michael (prescripteur : la radio et un cousin). L’écoute de « master and servant » et « never let me down again » à quelques jours de distance a été une paire d’électrochocs dont je ne me suis pas remis. Puis je me suis mis à Pink Floyd (prescripteur : la revue Compact, paix à ses cendres), à Genesis (prescripteur : ce connard de fils de ma prof de français), à King Crimson (prescripteur : encore lui, hélas), à Yes (prescripteur : un camarade qui habitait dans mon immeuble), à Zappa (prescripteur : encore la revue Compact), à Dire Straits (prescripteur : un pote de terminale), à Led Zep (encore Compact) et j’en passe.
Pas un seul artiste qui ne m’ait pas été amené d’une manière ou d’une autre par la communauté dans laquelle j’évoluais. Ceux que je découvrais dans les revues étaient connus aussi de mes amis : il y avait donc un ensemble de facteurs déterminants, de nature notamment sociologique, qui présentaient à mon élection tel ou tel artiste, telle ou telle œuvre. Si l’imprimé n’avait pas existé, j’aurais découvert les mêmes, mais pas forcément au même rythme. Il y aurait eu les parents, les grands frères… dans une coterie donnée, dans un milieu social donné, on tend à écouter non pas la même chose mais des choses tirées du même fonds. Dans mon cas, le fonds de culture populaire d’un petit blanc CSP+ dans un lycée des bons quartiers. Aurais-je été d’un autre caractère, avec d’autres amis, dans une autre ville, j’aurais peut-être embrassé le funk, le jazz, écouté plus tôt Stevie Wonder, ou Sly Stone, encore qu’il me semble que, si je le fais aujourd’hui, c’est parce que je suis toujours un petit blanc CSP+… mais qui a passé la trentaine. (Un périodique comme Muziq illustre très bien ce groupe culturel-là). Aurais-je lu une autre anthologie de la littérature quand j’étais au lycée, je n’aurais pas cherché à lire Gracq ou Flaubert. Aurais-je ignoré Foncine, je n’aurais pas connu Jünger. Et ainsi de suite. Et si j’entends parler de Boulgakov de manière insistante aujourd’hui, ce n’est pas dû à la science infuse mais à des forums de discussion. Toutefois, au fur et à mesure qu’on élargit le spectre des œuvres fréquentées, on nie de plus en plus ce déterminisme culturel du groupe social en cela qu’on va voir ailleurs, là où on n’aurait pas été, là où, finalement, on se retrouve tout seul de son milieu – mais pas tout seul, on va le voir.
La connaissance des œuvres s’affinant, on est en effet tenté de penser qu’au-delà d’un certain seuil, on marche seul dans des territoires inexplorés, qu’on découvre des artistes que si peu de monde connaît, qu’on ne trouve que peu à la Fnac voire pas du tout, que le mérite de la découverte nous en revient. C’est faux. Lorsque John Zorn est apparu sur mon radar, c’était l’écho d’un conseil lu sur Usenet et négligé en son temps. Je n’ai pas été initié à Merzbow à proprement parler mais je me suis souvenu d’une mention éphémère de ce nom dans une lettre d’un copiaule qui mettait un point d’honneur à écouter ce que personne n’écoutait. Mais s’il n’existait pas de communauté d’auditeurs de Merzbow, comment mon copiaule aurait-il pu en entendre parler ? On se retrouve pourtant parfois tellement seul avec son CD de Merzbow qu’on pense être le seul au monde alors qu’on n’est que la dernière et nouvelle ramification d’une communauté certes ténue mais qui a fait en sorte que la chaîne de ceux qui vous ont recommandé le CD, cet artiste, existe bel et bien.
Une fois encore, même pour l’artiste le plus maudit, le plus obscur : si vous fréquentez son œuvre, c’est parce qu’elle vous est parvenue à travers l’ensemble des gens qui l’ont fréquentée avant vous. On ne découvre jamais rien – et c’est pour cela que le courant « hipster » qui se flatte de connaître tout avant que cela devienne grand public n’est pas une culture mais une attitude, au demeurant puérile. J’étais hipster à quatorze ans quand j’écoutais les Hothouse Flowers en disant qu’au moins c’était pas aussi commercial qu’Herbert Léonard-haaaan.
Le troisième type d’intermédiaire, ce sont les prescripteurs. J’entends par là ceux qui font le goût, les anthologies, qui élisent les œuvres qui méritent d’être immortelles et ainsi de suite. Ce n’est pas la même chose que la communauté, qui fréquente les œuvres déjà prescrites pour l’essentiel ; ce sont ceux dont le métier est d’abreuver la communauté. Donc de faire du tri. Par exemple, de décider que Chausson doit être écouté plus que Massenet. Que « la symphonie pastorale » est le sommet des romans de Gide, et pas « les caves du Vatican ». Que Géraldy, Ohnet, Richepin, Bernstein et Sully-Prudhomme doivent rester dans leur purgatoire. C’est parfois l’affaire de quelques phrases, voire d’une incise dans un article aujourd’hui oubliée, mais c’est cette incise qu’on remarque, qu’on retient, qui reste et qui informe le goût des générations futures. C’est ainsi que l’on peut parfois entendre à la radio une œuvre totalement inconnue qui ressemble à du Beethoven, qui a les tournures de Beethoven, les accents du meilleur Beethoven… et qui est du Beethoven – mais un numéro du catalogue que personne n’a jamais mentionné et qui, inexplicablement, n’est jamais jouée.
Les prescripteurs, à partir de petites causes, produisent des grands effets, suscitent l’entrée ou non au panthéon des œuvres célèbres. Ils ne sont certes pas infaillibles mais ils ne sont pas arbitraires non plus. Leur goût reflète celui de leur société mais filtré au travers de critères qui peuvent être adoptés par d’autres communautés dans le temps et l’espace, de beauté plastique, d’ouverture sur d’autres milieux, d’universalité etc. Ils font le tri. Le tri n’est pas parfait mais n’est pas n’importe quoi non plus. Il n’est pas le fait d’ignares mais de personnes qui, généralement, savent ce qu’est la culture et à quoi on reconnaît une bonne œuvre.
Un amateur d’art comme Swann connaissait la Charité de Giotto ou l’air « Rachel, quand du Seigneur » parce qu’il était fortuné et pouvait se permettre d’aller à l’opéra et de voyager en Italie, ce que bien peu faisaient à son époque. Ce sont des avancées techniques, la reproduction photographique, la chaîne haute-fidélité, qui ont permis l’éclosion d’une culture artistique beaucoup plus vaste dans des couches beaucoup plus larges de la société, dans pratiquement toute la bourgeoisie à partir de 1950. Ce sont d’autres avancées techniques, les medias de masse, puis le web, et la baisse des prix des objets culturels, qui ont permis depuis vingt ans un élargissement encore plus considérable du domaine de la « culture » qui a perdu au passage son caractère unique et l’uniformité de ses prescripteurs, en même temps qu’il a connu une assomption de genres autrefois marginaux, aujourd’hui sérieux.
Comprenons donc que la perception comme « grande culture » de la « grande culture » n’est pas tellement ancienne. Je suis même tenté de penser qu’elle ne remonte pas en deçà de la massification de l’enseignement secondaire, donc qu’elle a quarante ans. Elle est désormais du passé. Le CSP+ de trente ou quarante ans écoute du rock, regarde des séries US, lit des polars. Dans le même mouvement, le rock est devenu très sérieux, les séries US fort profondes, Verne et Simenon sont dans la Pléiade et les polars sont devenus des traités d’explication du Mal par la sociologie marxiste, eux que Narcejac comparait il y a cinquante ans à des Noirs qui n’auraient pas droit de cité dans les beaux quartiers. Ils sont devenus une partie de la culture, de celle qui nous dit qui est l’homme, ce qu’est le monde et comment on y grandit.
Et donc, pourquoi Lou Reed est-il important ? Parce que tout le monde dit qu’il l’est.
Ce n’est pas tant un réflexe moutonnier – ou pas plus que d’habitude – que le résultat de cette élection par la communauté, aiguillonnée par les prescripteurs. En octobre 2013, une grande majorité des gens qui savent qui est Lou Reed considèrent qu’il est un rocker important. Certains font le perroquet (quoiqu’à la mesure de la vivacité que l’affirmation a indépendamment d’eux), d’autres qui ont entendu Lou Reed acquiescent, et le trouvent plutôt plus important que d’autres rockers. Reed a pour lui d’avoir effleuré très tôt la légende en fondant le Velvet Underground qui jouit d’une réputation encore plus haute que la sienne. Ce groupe méconnu du temps qu’il a existé est devenu, par une sortie du purgatoire ultérieure, le groupe que « trois cents personnes seulement ont écouté, mais chacune a fondé un groupe de rock ensuite ». On aborde donc le Velvet Underground avec de grandes attentes, ayant entendu la légende avant d’entendre la musique. Puis on est sans doute un peu déçu. Quoi, des chansons gentillettes du genre Sunday Morning ? Et puis, petit à petit, la perfection des chansons, leur ambiance unique fait son chemin dans l’esprit de l’auditeur et lui fait reconnaître qu’effectivement, il y a une qualité telle que le Velvet Underground est un très grand groupe qui n’a, à première écoute, l’air de rien. Que les chansons n’ont aucun défaut. Que cela, puis « Berlin » et d’autres dans la carrière de Reed, sont des moments de perfection où l’artiste dit ce qu’il fallait dire au moment où il fallait le dire, et néanmoins que cela nous parle encore, qu’il le dit d’une façon inimitable, au point que l’ambiance vénéneuse de la New York en déréliction des années 70 semblera se résumer dans ses chansons comme elle l’est dans quelques chefs d’œuvre cinématographiques.
Dire que Reed est un grand artiste, c’est reconnaître cela, reconnaître que les prescripteurs ont bien prescrit et que la communauté a bien choisi et bien adhéré, et qu’une voix a su exprimer, mieux que quiconque, un monde, une forme d’existence, qui parlent encore plusieurs décennies plus tard. Les nouveaux venus dans le jeu peuvent se demander qui est ce junkie dont on leur rebat les oreilles ; qu’ils se souviennent qu’on pouvait, dans les années 70, être abonné plusieurs années durant au journal Tintin sans jamais entendre parler de Jacobs (il ne produisait plus rien), jusqu’au numéro d’hommage pour sa mort en 1986. Les jeunes lecteurs auront pu alors se demander qui était ce dessinateur vieillot d’histoires anglaises qui pompait visiblement sur Ted Benoit : c’était passer à côté de l’essentiel. Qu’ils s’imaginent être un parisien entré en littérature dans les années 40, qui voit essayer de débarquer au Théâtre du Vieux Colombier une momie parlante sortie de son asile de Rodez, que tout le monde révère et dont il n’a jamais, lui, entendu parler les sept ans durant de son noviciat littéraire. Un Artaud fou, junkie, qui blasphème au point de se voir interdit de radio et qui, finalement, derrière la rampe, ne parle pas. Est-ce pour cela qu’Artaud ne vaut rien, cet acteur de cinéma, ce théoricien du théâtre, ce poète surréaliste, cet interlocuteur de Rivière, ce critique d’Ucello ? Nullement. Artaud était important parce que St Germain des Prés avait reconnu qu’il l’était et qu’au 21ème siècle encore beaucoup pensent de même, au point de contribuer au succès d’une exposition récente à la Bibliothèque, au point de se réclamer de lui comme le fait John Zorn qui n’est ni fou ni écrivain surréaliste.
C’est ainsi que l’élection des artistes et des œuvres au Panthéon fonctionne, non par une main invisible au goût infaillible – ce serait du déisme – mais par la sédimentation de l’opinion de beaucoup, guidée par le choix éclairé de quelques-uns, exercé sur ce que le marché met à portée de main.