
Je ne garde, des dix années où j’ai investi sur les marchés, que deux regrets. Le premier est de n’avoir pas cessé cette activité plus tôt, ce qui m’aurait fait perdre moins d’argent. Le second est de n’avoir jamais investi sur Amazon. L’idée m’en était venue en 2000. La société n’était pas encore connue en France. C’était l’époque où il fallait habiter à Issy les Moulineaux pour avoir l’ADSL, et où eBay n’avait pas encore racheté Aucland et iBazar. Le Passé, quoi.
« Il y a une action que j’aimerais acheter, avais-je dit alors à un cousin, c’est Amazon ». Libéral-atlantiste, amateur de nouveautés (il avait basculé son compte courant en euros bien avant 2002) il savait ce qu’était Amazon mais ne partageait pas mon enthousiasme. « il faut au moins mettre dix mille francs dans ce genre de chose », m’avait-il dit. Je ne les avais pas – et mon projet d’investissement en resta là.
Aujourd’hui, Amazon a pris une telle importance que son nom est connu des députés, pourtant arriérés dès qu’il s’agit de numérique, et qu’un projet de loi a été déposé pour lui interdire la gratuité des frais de livraison. Le projet n’est pas passé tel quel : Amazon pourra continuer à livrer gratuitement mais ne pourra plus pratiquer le rabais de 5% que tous les autres libraires, eux, restent libres d’appliquer. C’est dire si l’entreprise, réputée pour sa qualité de service exemplaire autant que le caractère visionnaire de son patron, fait peur.
L’arrivée des premiers livres numériques avait été saluée par un réflexe de résistance au changement dont les maîtres mots étaient « l’odeur du papier » et « la sensation du toucher sur la page ». Ce sont désormais les libraires qui tremblent, non plus les livres, et le mot d’ordre, c’est « le conseil ». Lire sur un Kindle allait vous priver de l’odeur du papier ; en achetant sur Amazon, on perdra « le conseil » de son libraire. L’argument n’est pas déplacé : un libraire jouit d’une meilleure réputation qu’un vendeur de cuisines. Il passe pour connaître et aimer les livres, et vous recommander tel ou tel ouvrage de façon désintéressée. Disons-le : c’est assez crédible. Ou du moins, il y a assez de cas ou de situations dans lesquels c’est vrai.
Mais cela va de pair, dans l’indécrottable mentalité française, avec l’idée inconsciente qu’une librairie est qualifiée par un ensemble de mots creux, un « carrefour » où l’on « tisse du lien », un « lieu de l’esprit » et que, si les très nombreux libraires indépendants de France disparaissent, ce sont les villes où ils se trouvaient qui vont mourir. On en est à ça d’incanter que sans librairies, il n’y aura plus de démocratie. Et qu’importe que la démocratie française de 2013 fasse « cot cot », elle dont dom Guéranger disait déjà de ses députés qu’ils avaient des têtes de réprouvés. On a dit cela des bureaux de poste, des médecins, sans doute des bourreliers ou des maréchaux-ferrants ; c’est aujourd’hui le tour des libraires.
Avant d’avancer de telles sottises, il faudrait savoir les livres qu’achètent les français, il faudrait savoir comment et où ils les achètent, et ce qu’ils en font. On comprendra alors que le français moyen n’a pas ses étagères remplies de Citadelles et Mazenod ou de Pléiades. On comprendra que ceux qui ont des livres n’ont en tout que des dictionnaires, des manuels scolaires, des bandes dessinées, des polars, un manifeste d’homme politique, un manuel de modèles de lettres administratives et, peut-être, un Guillaume Musso en édition de poche. Les plus cultivés auront le hors série du Point consacré aux « grands textes spirituels de notre civilisation ». Et. C’est. Tout.
SI vous ne me croyez pas, allez voir ce qui se vend dans les vide-greniers.
L’essentiel de ces livres ne sont pas achetés chez des éleveurs de volumes spécialisés en « conseil » mais en grande surface, la moitié dans la cohue de la rentrée. Une bonne partie est acquise à l’occasion des cadeaux de Noël où le conseil est trouvé dans les « pages culture » (ha ha ha) de quelque magazine. Quant aux Musso où à la vieille encyclopédie « tout l’univers » du gamin, je doute que leur existence ait jamais eu sa source dans un conseil de libraire.
Le conseil du libraire, finalement, concerne surtout la partie lettrée de la population, c'est-à-dire tout ce qui gravite de près ou de loin autour de l’Université, et tout ce qui ne le fait plus mais continue de croire en l’idéal de celle-ci, ou de croire qu’ils y croient, par exemple en ayant pris à la lettre ce que tous les professeurs de français vous disent à quinze ans : « il faut lire ». Oui mais quoi ? Fred Vargas ?
Or, cette population, lettrée, saura de soi-même, mieux que le reste, parfois mieux que les libraires, trouver toute seule ce qu’elle cherche. Un homme cultivé sait facilement chercher un livre sur un rayonnage, décrypter le quatrième de couverture, se faire une idée de la qualité de l’ouvrage en lisant quelques pages. Un tel homme qui sait ce qu’il veut le trouvera tout seul dans un supermarché culturel de type la Fnac, sans monopoliser un vendeur. Et, disons-le, le succès de la Fnac s’est construit sur la volonté de la firme de faire pratiquer à leurs clients ce type de recherche. On y va pour soupeser la marchandise, trouver ce qu’on cherche tout seul ou s’abandonner à l’achat impulsif ; ou plus simplement on y va parce qu’on n’y a plus été depuis longtemps, ou qu’on a une carte d’adhérent qui était naguère bien avantageuse. La tolérance, l’encouragement même, à la lecture de bandes dessinées, des heures durant, dans les rayons, procède de cette même stratégie.
Pourquoi donc la Fnac est-elle en train de se convertir en une resucée de Best Buy où les vendeurs font la gueule ? Pourquoi la Fnac vend-elle des aspirateurs, des cafetières et des télés 3D désormais ? Parce que l’effondrement du marché de la musique et de la vidéo a poussé à un redéploiement de l’espace dans les magasins et s’est alimenté de sa propre chute. Lorsque le nombre de CD exposés passe sous un certain seuil, on ne retient plus que deux choses de la Fnac : c’est très cher, et il n’y a plus rien à part les merdes d’André Rieu ou de Migraine Farmer. Deux raisons de moins de revenir. Mais ce sont les aspirateurs et les télés qui ont pris la place des CD, et pas les livres. La nouvelle tension sur les marges va donc pousser à mettre en avant, même hors du rayon des CD, ce qui se vend. Dans un magasin qui a la surface énorme de la Fnac des Halles, cela s’absorbe et on continue de trouver un choix suffisant. On trouve le livre qu’on cherche, ou alors on trouve autre chose d’imprévu et d’intéressant et on achète. L’ennui des Halles, ce sont les caisses, pas les rayons. Mais est-ce la même chose à la Défense ou à Chambourcy ?
Je me suis livré cette semaine à une petite expérience d’économie expérimentale : trouver quelques livres. Comme la visite d’une librairie me prend toute ma pause méridienne, j’ai limité ma recherche aux supermarchés culturels, réputés avoir une offre plus importante. Que cherchais-je donc ? Un tome d’une intégrale d’Agatha Christie au Masque – celle consacrée aux Beresford. Les « éléments de philosophie » d’Alain – trouvables en Folio. Et « la résistance au christianisme » de Raoul Vaneigem, une histoire des hérésies sans doute partiale (l’auteur, ancien situ sympathique, doute de l’existence historique de Jésus) mais très certainement érudite. Editions Fayard. Rien d’introuvable, donc, même si le Vaneigem, publié il y a longtemps, est plus rare.
Le constat qui sourd de ces recherches (car j’ai fait chou blanc partout à un Alain près), c’est que le stock exposé de la plupart des Fnacs et Cultura est d’une uniformité qu’on ne soupçonne pas, y compris dans les rayons spécialisés. C’est vraiment l’enseignement du jour : quel que soit le supermarché culturel, on trouve la MEME chose sur les présentoirs, et presque la même chose dans les rayonnages. Ce que vous voyez dans l’un des supermarchés, vous le trouverez dans tous, et ce qui manque dans l’un d’eux manque partout. Au rayon histoire, tous ont le Deutsch, tous ont le petit « Lavisse » augmenté par Casali, tous exposent le livre de caricatures « baïonnette au crayon », tous ont le Hitler de Kershaw, plus aucun n’a les Furet en Quarto. en fait, tous ont un rayon Hitler, qui est LE meilleur VRP, et de loin, des livres d’histoire dans ce pays. Tous ont un classement des rayons qui saute de « Rome antique » à « Moyen âge » (trois livres, si vous êtes chanceux le St Louis de Le Goff) puis « XVIIème siècle ».
Au rayon religion, tous auront les éternels inusables (Bible Segond, et très souvent de Jérusalem aussi) et la bibine habituelle rangée en trois catégories : « je m’ai fait violer mais j’ai pardonné », « dialogue entre un curé et un incroyant » et « Frédéric Lenoir ». Tous auront un rayon « bouddhisme » plus important que le rayon « islam », au mépris de la démographie du pays ; et tous auront un rayon de bouses ésotériques qui vont de l’adoration des cristaux aux catalogues des anges. Le vrai ésotérisme, celui de Guénon, des frangins ou de Steiner, a la portion congrue.
Le rayon sociologie sera classé en un mic-mac de thèmes et d’auteurs. On passera de « Famille » à « Enfance », puis « Bourdieu » puis « Immigration ». J’ai renoncé à y trouver quoi que ce soit. De toutes façons, Vaneigem est introuvable partout, que ce soit en religion, en socio ou en histoire.
Et ce sera pareil partout. Les mêmes BD partout, les mêmes Françoise Dolto, les mêmes catalogues de l’exposition Braque, les mêmes livres sur les métiers d’autrefois, les mêmes prix littéraires, les mêmes Bogdanoff, les mêmes horribles « romans du terroir » que nul plouc jamais ne lira. Une exception ? Le Gibert d’Orgeval, qui garde quelques ouvrages édités localement et qui traitent de l’Occupation dans le Vexin. La personnalité occasionnelle d’un chef de rayon fera parfois sortir des stéréotypes ; je crois ainsi me souvenir qu’il y a pléthore de livres illustrés sur la Wehrmacht au Grand Cercle d’Eragny.
Bref, les rayons d’un supermarché culturel ressemblent au rayon des vins d’un supermarché tout court : les mêmes Bordeaux partout sur 50% du rayonnage, un peu de Bourgogne, un peu de Côtes du Rhône et une bouteille de Sylvaner douteux.
Un trait surprenant des supermarchés de banlieue est l’envahissement progressif – cela prend 50% de la surface désormais – par les « loisirs créatifs ». On aperçoit ça et là des rayonnages de tubes de gouache plus larges encore que le secteur « psychanalyse ». Des chevalets obstruent les allées. Et des fardes, du papier Canson à n’en plus finir, des boites de Playmobil parfois. On dirait que le scrapbooking n’est plus un loisir honteux de Desperate Anglaise. J’ignorais que le marché des peintures Pebeo et des gommettes fût si grand. Mais qui me fera croire que cela se vend autant qu’un DVD ?
Le top, vu dans un Cultura (celui de Claye, je crois), c’est le rayon sandwichs sous vide avec le diffuseur obligatoire d’odeur de viennoiserie – mais pas un croissant en vue.
Que faut-il en conclure ? Le livre, en France – celui qui se vend – est bien moins noble qu’on le pense. Les supermarchés culturels, tenus d’être rentables, ont choisi de faire un maximum de chiffre sur un minimum de livres souvent très quelconques, au point que le stock exposé de deux supermarchés est quasiment identique. L’espace dégagé par les rayons déficitaires ne sert pas à diversifier l’offre de la librairie mais à vendre des tubes de colle, des bâtons d’encens ou des aspirateurs. Et enfin, le pire : on ne trouve pas en général les livres qu’on cherche, nulle part. Les librairies individuelles, soumises aux mêmes impératifs, ne peuvent pas prétendre faire mieux.
La conclusion me semble simple : la quasi-totalité des librairies est inutile. Si d’aventure elles disparaissaient, ou se transformaient en autre chose, la gêne éprouvée serait très supportable. Je suis conscient que l’endroit d’où je parle est celui du cadre parisien qui a du temps et des ressources : o vous qui avez une famille, vivez à la campagne ou êtes pauvre, prenez mes propos cum grano salis. Mais il y a de fortes chances que vous n’alliez pas plus d’une fois l’an dans une librairie, déjà.
Ca, c’est le cas général. Demandons-nous quelles singularités permettraient à une librairie de survivre confortablement ? La première singularité, c’est la taille. Dans un marché où l’achat est impulsif (une fois encore, rappelez-vous d’où je parle) et déclenché par un « butinage » dans une librairie physique, il est essentiel d’exposer l’offre la plus diverse possible. Une très grande surface d’exposition permet à la fois d’exposer les best-sellers qui feront le gros du chiffre, et les myriades d’ouvrages qui donneront envie de revenir. C’est le cas des grandes Fnac parisiennes, Halles, Etoile et Montparnasse. Je ne me fais pas d’inquiétude pour eux. La seconde singularité, c’est le caractère spécifique de l’offre : peut-être pas tous les rayons, mais deux ou trois rayons exceptionnels qui draineront une chalandise fidèle. Non pas une concurrence frontale avec la Fnac, mais une concurrence gagnante avec deux ou trois rayons de la Fnac. La Procure de St Sulpice est exemplaire à ce titre : ses rayons d’histoire, de philosophie et d’art sont uniques. Elle illustre aussi la troisième singularité : être la seule librairie à faire ce que l’on fait. En ce qui concerne la spiritualité, les bibles ou les vies de saints, la Procure a des concurrents mais elle les enfonce. Pour la liturgie, la patristique, l’exégèse, elle ne craint personne… parce qu’il n’y a personne. Amazon ou pas, la Procure continuera d’exister.
La dernière singularité, qui est peut-être la seule où s’exerce vraiment ce « conseil » mythique que fournit le libraire, c’est la librairie qui est la seule sur un plan géographique, celle qui est indispensable. Je passe chaque été quelques jours dans l’arrière-pays niçois, pays de montagnes, de vallées et de trajets qui prennent du temps. Il y a à Saint Martin Vésubie, depuis quelques années seulement, une librairie – et c’est la seule. Les autres livres vendus dans la région le sont par des marchands de journaux. On y trouve certes quelques best sellers, le Paul Auster de service, une vingtaine de Poésie-Gallimard, mais aussi une sélection visiblement destinée à l’honnête homme – la preuve : il y a un présentoir Harmonia Mundi. Il y a un peu de tout, et notamment de l’intérêt local – et j’entends par là les publications des sociétés savantes de la région, la revue L’Alpe, les livres montagnards des éditions Guérin ou de chez Arthaud, des guides sur la région qu’on ne trouve pas ailleurs. Je vous le dis : cette librairie-là, je serais navré qu’elle disparaisse. Mais un semblant de gentrification semble à l’œuvre aussi dans les vallées des Alpes-Maritimes, et je ne vois pas cela se produire pour l’instant.
Brimé légalement ou pas, Amazon semble donc aujourd’hui l’un des meilleurs endroits où acheter ses livres – et pas que ça d’ailleurs. Il a pour lui la richesse de l’offre, incommensurable avec une librairie physique, et une qualité de service irréprochable. Personne, absolument personne, ne refusera de payer quelques euros de plus pour continuer d’en bénéficier. Amazon a un autre atout, c’est le Kindle. J’attends encore d’entendre quelqu’un m’en dire du mal. La concurrence avec les librairies physiques va donc continuer comme avant, probablement au bénéfice final des éditeurs qui se vendent plus que des détaillants. Mais la richesse de l’offre ne fait pas tout : il faut aussi permettre l’équivalent du « butinage » sur les rayonnages de la Fnac. C’est là qu’Amazon pèche.
En réalité, le phénomène de showrooming, où l’on repère le livre dans une librairie puis on l’achète sur Amazon, peut fonctionner au détriment de ce dernier sur un point en particulier qui est la dernière cartouche de la librairie traditionnelle : le conseil. Il m’est arrivé plusieurs fois de lire les commentaires d’un produit sur Amazon, et d’acheter le produit en ville. Tout n’est pas commenté sur l’Amazon français ; mais pour qui sait lire l’anglais, l’Amazon américain est une source de conseils qui dépasse ce qu’un libraire peut vous procurer. Cependant, les habitudes ont la vie dure et l’utilisateur s’attend à trouver de quoi flâner en ligne, de quoi identifier un livre par son allure, sa taille, sa collection. Les tentatives d’Amazon (boutiques des éditeurs, listings des nouveautés, des meilleures ventes, livres que « d’autres que vous » ont acheté, suggestions) ne sont pas encore au niveau. C’est un début mais cela ne remplace pas encore le fait de tomber au hasard sur un livre que vous n’auriez pas rencontré autrement ET qui vous intéresse. Qu’Amazon réussisse à faire cela et le showrooming disparaîtra, et les librairies suivront le même chemin.