v2 Schneider

Saint Kilda dans les marges de l'empire

(ci-dessus : Boreray, Stac Li, Stac An Arnim. Source : Wikipedia)

 

Saint Kilda est un archipel écossais situé au large des Hébrides, à 70 kilomètres à l’ouest de la côte ouest de Harris (soit environ 3 heures de bateau). C’est la terre la plus à l’ouest du Royaume Uni depuis l’abandon de la souveraineté sur le rocher de Rockall. Saint Kilda reste bien plus connu que la plupart des archipels écossais de taille similaire en raison du mythe qui s’est développé à son sujet, celui d’une société primitive, unique, sur les marches de la civilisation occidentale. Le mythe lui-même s’est nourri de quatre causes principales : l’isolation géographique de l’archipel, une documentation relativement abondante, des voyages touristiques dès la fin du 19^ème siècle, enfin, l’évacuation planifiée de tous les habitants, le 29 août 1929.

Depuis cette date, l’archipel n’est plus habité ou plutôt n’a plus de résident permanent. Quelques sous-traitants de l’armée britannique s’y relaient pour faire fonctionner une station radar qui y a été construite dans les années 50. Des chercheurs zoologistes, botanistes et archéologues s’y succèdent en été, de même que quelques « rangers » du National Trust of Scotland qui en est désormais propriétaire. La population animale est constituée de moutons sauvages d’une race endogène, de rats et de très nombreux oiseaux marins, pétrels, fulmars et macareux notamment. L’archipel continent l’une des colonies les plus nombreuses de ces oiseaux au Royaume Uni. Il s’enorgueillit aussi d’avoir les falaises les plus hautes du pays, de plus de 300 mètres.

St Kilda est constitué d’une île principale, Hirta, qui fut la seule habitée, d’un bras qui la prolonge au sud nommé Dun, probablement séparée de Hirta à une date indécise, du fait de l’action des vagues. Une île au Nord-ouest, Soay, servait de réserve à moutons. Plus au large, Boreray et deux rochers spectaculaires, Stac Li et Stac An Arnim hébergent des colonies d’oiseaux ; ils étaient l’un des principaux terrains de chasse des St Kildans avec les falaises de Hirta.

Le relief de l’archipel est important : Hirta culmine à 430 mètres environ, ce qui procure de forts dénivelés pour une île de 670 hectares. Les abords de Dun, Soay et Boreray sont très difficiles, constitués essentiellement de falaises. Les principaux « stacs » sont de même des rochers verticaux plantés dans la mer : les St Kildans qui y chassaient s’y rendaient en canot, s’abritaient dans un renfoncement creusé par les vagues dans la roche, où l’on ne pouvait pas mouiller, et un ou deux îliens restaient dans le canot et ramaient contre la mer pour que le canot ne soit pas projeté contre la paroi, le temps que la chasse se déroule.

Seule Hirta comporte une petite baie à peine abritée (« Village Bay ») et une grève de taille raisonnable où  l’on peut accoster lorsque la mer est calme, ce qu’elle n’est que rarement. Les tempêtes d’automne et d’hiver sont violentes, avec des vents dépassant les 150 km/h. L’une d’elle vers 1860 a arraché en une nuit les toitures de toutes les maisons. Pour faciliter le débarquement des personnes et des biens, une jetée a été construite à la fin du 19^ème siècle, ruinée au moins une fois par les vagues et consolidée depuis. Les chercheurs et les touristes peuvent y débarquer en dinghy. Les sous-traitants militaires de « la base » sont quant à eux transportés en hélicoptère depuis Kyle of Lochalsh. L’atterrissage à Hirta a été qualifié par certains pilotes de « death trap ».

Le relief de Hirta est pour une part en amphithéâtre autour de Village Bay, s’étendant jusqu’à une ligne sommitale qui se maintient entre 300 et 450 mètres et passant, de gauche à droite, par Ruaival (sommet, un radar), Mullach Mor (station de radars), Conachair (point culminant, 450 mètres), « the Gap » (un col donnant directement sur des falaises) et Oiseval. De l’autre côté de cette ligne, on trouve soit des falaises vertigineuses avec des colonies d’oiseaux, soit des pentes herbues ou tourbeuses sans sentier, souvent abruptes. La seule vallée d’importance de l’autre côté de la ligne sommitale s’appelle Gleann Mor et présente un intérêt archéologique notable.

Les seules habitations durables, et cela depuis plusieurs siècles, semblent avoir été regroupées dans le bas de l’amphithéâtre autour de Village Bay. Il n’y a donc qu’un seul village sur Hirta, qui n’a jamais eu de nom et qu’on appelle « the Village » par convenance, de même que la seule rue du Village qui mérite ce nom a été nommé, un peu moqueusement, « Main Street ».

Le territoire habité et cultivé autour du Village suit une organisation en « crofts » typique de la ruralité hébridéenne : la terre est divisée en lopins parallèles très étroits qui partent de la grève et montent loin sur les gradins de l’amphithéâtre. La ou les maisons de l’occupant du « croft » se trouvent à mi-chemin. Les cultures sont disposées entre la maison et la mer, le varech fournissant des engrais. Le haut du « croft » est plutôt consacré à l’élevage. Le schéma a été reproduit tel quel sur Hirta et l’on voit un mur principal (« head dyke ») au-dessus des crofts destiné à empêcher le bétail de pénétrer dans les cultures. Quelques enclos de pierre, probablement inchangés depuis des siècles, pourraient avoir servi d’enclos à moutons, notamment au lieu-dit Tobar Childa, où l’on croit que s’élevait le village original de l’île, avant que celui-ci « descende » (mais sous quelle influence ?)

Comme dans le reste des Hébrides – et surtout à Lewis – les maisons traditionnelles sont des « blackhouses » aux murs de pierre, à toit de chaume asservi par un filet en cordage. Partagées par les hommes et les bêtes, les blackhouses sont basses, très peu éclairées, chauffées à la tourbe et présentent les conditions d’hygiène déplorables qu’on imagine. A la suite d’une tempête plus violente évoquée plus haut, des maisons conformes au confort de l’époque furent construites au Village. Dans les Hébrides, le relogement des « crofters » dans ces nouvelles maisons, ou « whitehouses » avait lieu au même moment ; elles sont courantes dans le paysage, des cottages en granite avec une cheminée aux deux bouts. Ce sont ces maisons, construites vers 1860, que l’on voit en premier dans les photos du Village : il y en a quinze ou seize, alignées le long de Main Street, la plupart ruinées, les cinq ou six à droite à nouveau couvertes et habitables depuis quelques années. Les amas de pierres que l’on voit *entre* les maisons sont les ruines des anciennes blackhouses, converties en entrepôts ou en bergeries.

Tout l’archipel, non seulement Hirta mais les autres îles, est revêtu d’édicules couverts de moins d’un mètre de hauteur, les cleitan (singulier : cleit), servant à entreposer ou à sécher des denrées ou des objets, et en particulier les oiseaux ramenés de la chasse. Il y en a littéralement des centaines, partout, si bien qu’on a choisi pour les touristes celui qui était le plus près d’une falaise et qu’on l’a nommé « the cleit at the end of the world ».

Le Village a quelques édifices remontant à la fin du 19^ème siècle, une église, un presbytère, une salle de classe, la « maison du facteur » sur laquelle je reviendrai et un entrepôt. Une base militaire a été construite dans les années 50 près de la grève. Une route goudronnée a été taillée à la même époque pour relier la base, la jetée et les deux stations de radar sur Mullach Sgar et Mullach Mor.

On remarquera donc l’absence de toute église ancienne sur Hirta. Il y en avait pourtant, et plusieurs. On se souvient même du nom et de l’emplacement de l’une d’entre elles, dédiée à Saint Colomban mais dont il ne reste plus de trace. On pense que les besoins en pierres et la difficulté à s’en procurer ont conduit à un recyclage systématique de tout édifice tombé en ruines et que les églises désaffectées ont connu ce sort. Il est possible aussi qu’un « broch » comme celui de Carloway se soit élevé au Moyen Age sur Hirta puis ait été démantelé au bénéfice d’autres constructions. L’absence d’un tel type d’édifice, courant dans les Hébrides, et la présence d’un entrepôt souterrain remontant à l’âge de fer et confondu parfois avec un grand cleit, en seraient des indices quoique pas totalement probants.

D’autres éléments du paysage laissent croire aussi à ce recyclage des pierres : il s’agit de trois digues interrompues (« consumption dykes ») quasi parallèles, s’étendant entre la Rue et la mer et où les archéologues voient des réserves de pierres attendant de servir.

On trouve des traces d’habitations, beaucoup plus anciennes, dans la vallée de Gleann Mor de l’autre coté des montagnes. Elles sont vues aujourd’hui comme des ruines pictes, c’est-à-dire datant d’avant le 10^ème siècle et donc d’avant les Vikings. Je ne crois pas que l’on en sache beaucoup plus à leur sujet.

En plus des cleitan qui criblent le paysage, du Village, des « digues », il faut mentionner quelques édifices spéciaux. Le cimetière, en premier lieu, est un enclos ovale de pierres sèches, surélevé par les ajouts de terre au fur et à mesure des enterrements. Le « complexe » de Tobar Childa, au-dessus du Village, est un ensemble de structures et de cleitan dans lesquelles on lit un ancien village, des enclos à bétail, une source et peut être d’autres choses encore. Je crois qu’on ne sait pas vraiment ce que c’était. Il y a enfin une « maison de Lady Grange », en réalité un gros cleit où aurait été détenue une otage au 18^ème siècle.

 

à suivre quand j'aurai le temps

Les chaînes et les glands, fin (inédit! feat. les RG. Ou pas.)

Il y eut donc à partir de 1990 plusieurs commandos anti-IVG, qui suscitèrent plusieurs procès, qui suscitèrent à leur tour maintes amendes. Claire Fontana, la présidente de la Trêve de Dieu, poussa l’ironie jusqu’à participer à un commando le jour même où elle était jugée pour une opération précédente. Le gouvernement répliqua en 1993 par la loi Neiertz qui créait un « délit d’entrave à l’IVG ». Les tribunaux suivirent en imposant des amendes de plus en plus lourdes en 1994 et 1995.

Les opérations de « sauvetage » étaient coûteuses en personnel. Il fallait trouver des volontaires locaux, leur bourrer le crâne puis les faire agir. On ne pouvait guère les réemployer ensuite : la cible suivante était lointaine et, pour beaucoup, une expérience de ce genre, c’était suffisant. Après un « sauvetage », il fallait donc tout recommencer de zéro, le recrutement, la formation et le passage à l’acte. Au fur et à mesure que la sévérité des juges croissait et que les procès se multipliaient, les « sauvetages » devinrent également coûteux en argent et ne reposèrent plus que sur quelques têtes brûlées. Lorsque la première peine de prison ferme fut prononcée, les actions cessèrent. Appliquée, la loi était efficace.

Une rumeur étrange, apparue dans les derniers jours de 1994, accéléra l’agonie des « sauveteurs ». On murmura que Claire Fontana était en réalité un agent des Renseignements Généraux infiltré dans le milieu catholique traditionaliste pour le déstabiliser.

Il y avait parmi notre groupe de sympathisants une fille, Caroline, qui avait la langue bien pendue et qui s’était déjà illustrée en révélant l’appartenance maçonnique supposée du père d’un des membres  fidèles de notre groupe. La nouvelle avait été mal vécue alors et démentie vigoureusement. Caroline était prête à faire une nouvelle révélation.

« Ce n’est pas Claire Fontana, c’est son mari qui est aux RG ! Elle m’a raccompagnée l’autre jour dans sa voiture. Il avait oublié son badge de bureau sur le tableau de bord. Je l’ai vu, il y avait un truc bleu-blanc-rouge. J’ai demandé à Claire ce que c’était ; elle m’a fait une réponse embarrassée. C’est lui qui est aux RG. J’en. Suis. Certaine. »

Quelles étaient à ce moment-là les perspectives d’un « sauveteur » ? Plus aucun « sauvetage » local. Une promesse de dépenses importantes, voire de prison. L’hostilité de la bourgeoisie catholique indigène, qui détestait les incartades quand elle ne les contrôlait pas. Et désormais la perspective réelle ou fantasmée d’être fiché aux RG. Il n’en fallut pas plus pour que la page de la Trêve de Dieu fût tournée définitivement, que Claire Fontana disparût du paysage et que tout le mouvement sombrât dans l’oubli.

 

Disons pour finir que, presque vingt ans plus tard, j’ai appris d’une source sûre que si le mari de Claire Fontana avait pu à l’époque travailler dans un établissement public qui mettait les couleurs nationales sur ses badges d’accès, ce n’était pas dans le cadre des RG ou de la police, ni sur le phénomène des « sauveteurs » ou de l’extrême droite catholique en général.

On s’en doutait, certes, que Claire Fontana n’était pas une taupe. Mais on vivait dans l’imagination bien plus que dans la réalité en ces temps-là. On rêvait de sauver des vies ; et on ne sauvait rien du tout mais on continuait quand même et puis, une fois rentrés dans le mur, on s’éveillait avec la gueule de bois en rêvant par dépit une fin à la Trêve de Dieu comme celle d’un film d’espionnage.

Les chaînes et les glands, épisode 4 (remaster)

Les premiers procès arrivèrent bien vite. L’un d’eux tombait pendant les vacances : un commando de Lyon, jugé au Puy. On comptait parmi les accusés le Père Fulgor que les lecteurs de « la retraite de Francheville » connaissent déjà. Il y avait aussi deux personnes plus singulières, Philippe Humbert et Dominique Morin, dont on me dit qu’ils étaient tous deux sidéens.

J’avais à l’époque une voiture, donc beaucoup d’amis : je fus enrôlé pour transporter Aliénor, Philippe et Dominique au Puy. Il y avait devant le palais une poignée de gens venus en soutien et une contre-manifestation tout aussi insignifiante. Le Père Fulgor, entrant en soutane dans le palais, évita de peu un coup de pied décoché par un contre-manifestant enragé, se retourna, d’un air de dire « il est fou, celui-là ! » et alla de l’avant. Les éruptions de haine de ce style étaient rares mais jamais absentes des manifestations de soutien auxquelles j’ai assisté. Un peu plus loin, un vieux prévenu s’étranglait d’indignation devant un journaliste : « je suis ancien résistant, et il a fallu que j’attende d’avoir l’âge que j’ai pour me faire traiter de fasciste, pour la première fois de ma vie, par un de ces freluquets ! »

N’ayant aucune envie de me refroidir les genoux à réciter des chapelets sur le trottoir, j’étais entré moi aussi. Il n’y avait plus de place assise. Chacun toisait les autres pour deviner dans quel camp il se situait. L’audience prenait son temps. La défense de chacun était classique : « tout faire pour empêcher des meurtres ». Une des prévenues fut plus candide : « j’ai vu le cri silencieux et j’ai décidé de participer à un sauvetage ».

Je ne me souviens plus du reste, sinon du témoignage téléguidé d’une infirmière. Elle n’avait bien entendu reçu ni coups, ni insultes ; il n’y avait eu aucun bien dégradé. Mais le silence gardé par le commando l’avait, dit-elle, tellement perturbée qu’elle en demandait des dommages et intérêts. Elle récitait sa leçon pour convaincre le tribunal qu’on lui avait infligé de graves dommages psychologiques. « Ils sont entrés. Ils avaient un air oppressant. Ils ne disaient rien. C’était oppressant. Ils ont sorti des cadenas. Je me suis senti opprimée. Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient parce que je trouvais ça oppressant. Ils n’ont rien dit. Et ils sont restés comme ça. Monsieur le président, madame, monsieur, j’ai été opprimée. »

Nous avions eu consigne d’éviter les journalistes et, si l’un d’eux nous parlait, de souligner la volonté de la justice cruelle de la République de traîner deux sidéens en phase terminale devant un tribunal, pour avoir défendu « la vie », pour avoir donné sa vie pour en sauver d’autres. Bref, le militantisme merdique habituel. Par bonheur aucun journaliste ne semblait s’intéresser à grand-chose et surtout pas à moi. Tout le monde était las.

Il faisait nuit quand, après avoir dîné, nous sommes repartis vers Guernon. Le voyage et le procès avaient épuisé Philippe Humbert et il fallut s’arrêter une ou deux fois sur le bord de la route pour le laisser vomir. Le spectacle de ce pauvre garçon, blafard, aux yeux rougis, étique, promis à une mort prochaine et qui s’infligeait gratuitement ces tourments n’allégeait pas l’ambiance. Il fallut ensuite chercher une station-service vers Firminy à une heure du matin. Notre calvaire se termina vers quatre heures du matin, rendus à Guernon sans autre incident.

Il y eut ensuite un procès en appel à Guernon même. Je me souviens d’avoir battu le pavé pendant six heures devant le tribunal. Il y avait cette fois du monde chez les pros comme chez les antis, des barrières avaient été installées et les CRS étaient présents. A part un ou deux œufs jetés, il n’y eut pas d’incident ; il y eut même des dialogues entre interlocuteurs de bonne volonté de part et d’autre des barrières, mais des dialogues de sourds. Je me souviens d’une fille qui tentait de répliquer au « mon corps m’appartient » d’une fille d’en face en montrant des chaussons de bébé tricotés. « Regarde comme c’est tout petit c’est mignon. Comme c’est mignon un bébé. Comme c’est sans défense. Et tu veux qu’on les tue ? »

Philippe Humbert mourut quelques mois plus tard. Je ne le revis plus après l’aventure du Puy. La Treve de Dieu fit un faire-part et lorsqu’on évoqua sa mémoire les années qui suivirent, c’était toujours comme celle d’un homosexuel dissolu racheté par les « sauvetages » (il en fit plusieurs). L’autre sidéen, Dominique Morin, était toujours vivant en 2013, si j’en crois les traces trouvées sur le web. Quant à la « cause » de la Trêve de Dieu, elle allait recevoir deux coups fatals, l’un des juges, l’autre de la rumeur.

Les chaînes et les glands, épisode 3 (remastered)

Le militantisme anti-IVG ne dérogeait pas à la règle : il fallait se former, c’est-à-dire visionner Le Cri Silencieux, le film qui mettait les commandos anti-IVG en marche. On m’en avait dit deux choses : « c’est indispensable de voir ça » et « tu vas voir, c’est dur ».

Il était cinq heures du soir. Aliénor avait prévu le goûter pour les sept ou huit personnes reçues. « Mangez maintenant, parce qu’après ce que vous allez voir, vous n’en aurez plus envie ». 

Le Cri Silencieux est un film d’une demi-heure réalisé dans les années 80 par un obstétricien américain, le docteur Nathanson. Il prête au fœtus de douze semaines, représenté comme un bébé miniature donc comme une personne humaine, une sensibilité, la capacité d’avoir peur et de souffrir. Une fois ceci posé, le film présente les outils utilisés lors d’un IVG, comme on le ferait au début d’une séance de torture médiévale, puis l’avortement lui-même est mis en scène en insistant sur le côté écœurant de l’opération, sur ce qui sort de l’utérus et en montant les « réactions » du fœtus, observé par échographie. Le docteur Nathanson prétend y observer à un moment un « cri » réflexe, ce « cri silencieux » qui a donné son titre au film. En réalité, on ne voit pas grand-chose et le système nerveux du fœtus n’est pas assez développé à ce stade pour qu’il sente quelque chose.

Le Cri Silencieux suscite immanquablement une réaction de dégoût violent chez la plupart des spectateurs, déjà endoctrinés, ignorants des stades de développement d’un fœtus et n’ayant pour la plupart jamais vu d’intervention de ce type. Aliénor avait raison : nous n’avons plus touché la nourriture après cela.

La grande idée de la Trêve de Dieu, c’est de présenter l’IVG comme un meurtre. On peut alors profiter de la sidération du spectateur et de l’abolition subséquente de son jugement pour canaliser son dégoût vers l’action militante sur le terrain. Au risque de considérer dans le même mouvement les médecins comme des bourreaux et les mères comme des infanticides.

L’avortement n’est certes pas un acte anodin, ni par ses enjeux ni par la manière de faire. On y détruit un être humain en puissance par des techniques invasives. Mais le Cri Silencieux en fait un snuff movie ignoble. Persuadés donc d’avoir été initiés à une sorte de « structure de péché » qui se déroulerait de manière permanente dans tous les hôpitaux du pays, les spectateurs endoctrinés vont donc acheter des chaines et des cadenas, puis repérer le centre d’IVG le plus proche, avec comme seul mot d’ordre « tout faire pour empêcher cela ». Pour un catholique traditionaliste, il est facile de voir l’IVG comme une œuvre démoniaque promue par les états et le « sauvetage » comme un assaut direct contre le diable. La conséquence qu’en tirèrent certains Américains, c’est que tous les moyens étaient bons, y compris le meurtre de médecins.

Voilà, en résumé, la tempête qui se déchainait sous nos crânes alors que nous tentions d’échanger sur ce que nous venions de voir. J’entendais Aliénor rappeler les conditions d’inscription, comme si sa voix venait de très loin, qu’il ne fallait pas « condamner la mère », puis que l’on devenait « sauveteur » sur la base du volontariat, que personne n’était obligé, qu’on ne demandait pas de se déclarer ici et maintenant, qu’elle l’avait fait et le referait bientôt et qu’il y avait aussi, « pour ceux qui ne se sentaient pas », des places à occuper à l’arrière pour prier puisque c’est « l’homme qui combat et Dieu qui donne la victoire ».

Sept ou huit catholiques d’une vingtaine d’années étaient entrés dans l’appartement d’Aliénor. Ce qui en sortit était convaincu d’être des combattants du Seigneur, revêtus du casque du salut, du bouclier de la foi et, bientôt, des chaînes et des cadenas du sauvetage.

Les chaînes et les glands, épisode 2 (remastered)

(fig 1 : tu sais QUI aimait aussi l'IVG?)

 

En embrigadant un abbé bénédictin, même traditionaliste, la Trêve de Dieu frappait un grand coup et mettait l’Eglise de France dans l’embarras en la forçant à prendre position, ce qu’elle ne souhaitait guère. « Voyez comment la République traite un prélat de l’Eglise Catholique. Oserez-vous ne pas réagir ? »

Des témoignages plus ou moins enthousiastes affluèrent en la faveur de l’abbé. On rappelait qu’il était issu de la famille Calvet dont le membre le plus en vue dirigeait Peugeot à l’époque, qu’il s’était rebellé contre son monastère après le Concile et avait fondé le sien, financé par les intégristes de Mgr Lefebvre, et qu’il avait tout juste régularisé sa situation canonique en 1992 grâce à la bienveillance de Jean-Paul II, qui l’avait nommé abbé. Ce remuant fils de l’extrême-droite catholique, de légitimité très récente, ne suscitait pas l’enthousiasme dans le clergé français. On put pourtant lire des paroles favorables du cardinal Lustiger ou du primat Decourtray, rendant plus hommage aux intentions de dom Gérard qu’au chemin de l’enfer qu’elle avait pavé.

Comme pour toute affaire de ce type, l’opinion se divisa. La radicalité de la méthode et des conséquences judiciaires polarisait le milieu catholique. Selon le bord, on louait dom Gérard pour son sauvetage ou on vilipendait le père Calvet pour sa participation à un commando anti-IVG. Monseigneur Duval, président de la Conférence des Evêques de France, fut vilipendé dans les cercles intégristes : il avait affirmé que, si le but était louable, la méthode ne l’était aucunement.

Pendant ce temps, Tradiland, oublieux de l’éloge et du blâme publics, s’engoua pour les « sauvetages ». On vit un évêque émérite s’enchaîner à Nantes et un prêtre en soutane faire de même à Lyon. La pluie de « sauvetages » fut suivie d’une pluie de procès. Bien rapidement, la question se posa aux catholiques : fallait-il s’enchaîner à son tour ?

Pour un catholique obédientialiste, embrassant la doctrine des papes récents, cela ne faisait aucun doute : un fœtus était une personne humaine ergo l’avortement était un meurtre ergo il devait être empêché et non promu ou protégé comme il l’était depuis vingt ans. La théorie commandait que les catholiques se mobilisassent en grand nombre. Ce ne fut pas le cas.  Même chez les intégristes, bien des fidèles furent considérés comme des tièdes, des mondains ou des lâches. On déplora que l’âge et l’esprit des martyrs fussent définitivement révolus, même quand le martyre, très doux, était une amende de quelques milliers de francs.

Etant traditionaliste impulsif à l’époque, je me posai la question pour mon compte et j’allai interroger des prêtres de confiance. Le premier, un ancien lefevriste recasé dans un clergé diocésain bienveillant, me conseilla de ne rien faire. « On ne pèche pas en ne s’enchaînant pas. Si vous le faites, vous serez marqué à l’encre rouge aux RG et cela vous gênera longtemps. Vous voulez militer contre l’avortement ? Donnez votre temps à une association qui accueille des mères en détresse. »

Le second prêtre, un moine, sympathisait avec les commandos mais restait enclin à la prudence : « ce que fait La Trêve de Dieu est un coup de pied dans la fourmilière. C’est un peu extrême. Mais il peut y avoir bien pire. Si vous ne vous sentez pas d’aller vous enchaîner, ne le faites pas. Il n’y a aucune obligation ». 

J’eus l’occasion de demander à un abbé bénédictin s’il comptait imiter son confrère dom Gérard. La réponse fut directe : « ce n’est pas le charisme de notre ordre». Et il enchaîna : « qu’est-ce que cela va vous apporter, de participer à ça ? Des ennuis judiciaires, un casier, une amende. Une réputation. Probablement pas de prison. Mais quel bien aurez-vous fait ? Les avortements empêchés auront lieu le lendemain et vous, vous aurez perdu de l’énergie et de l’argent ou plutôt l’argent de vos parents, puisque vous n’avez pas de revenus ».

« Il y a ceux qui combattent et ceux qui prient » disait Chantal de Saint-Etrivière. Ma place était donc avec ceux qui priaient !

Les chaînes et les glands, épisode 1 (remastered)

Le mois d’octobre avait passé son milieu. Un vent froid balayait la place du tribunal où les exploits de Marie-Chantal, rapportés ici, avaient été récemment jugés. Pourtant, les derniers fidèles de la messe en latin de ce dimanche ne semblaient pas vouloir partir. Contrairement à ses habitudes, une poignée s’était isolée dans un coin du parvis. On me fit comprendre que je n’avais pas à entendre et que je ne serai mis au courant que le temps venu.

Je me retrouvai le soir avec plusieurs des mêmes conspirateurs chez l’un d’eux, Aliénor Duvergier de Hauranne. Ils souriaient jusqu’aux dents et je n’en sus pas plus. Je surpris pourtant dans la conversation le nom de dom Gérard, l’abbé bénédictin du Barroux et j’en conjecturai qu’il y allait avoir une amélioration liturgique. Les messes de Saint Hector étaient habituellement médiocres : l’effort déployé pour arracher à l’évêque de Guernon le droit d’y dire la « messe de toujours » avait suscité tant d’énergie qu’il ne restait à quiconque aucun souffle pour chanter, encore moins pour chanter juste ou de belles choses. Un bénédictin pour montrer l’exemple, cela tombait à point nommé.

Le téléphone sonna plus tard dans la soirée. Je surpris ceci : « c’est pour samedi ». Et ce fut tout. 

Le dimanche suivant, à la sortie d’une messe aussi miteuse que d’habitude, sans l’ombre d’un habit bénédictin ou de dom Gérard, j’avisai Chantal de Sainte-Etrivière, l’un des gallinacés de la paroisse. Elle pérorait : « je ne le nie pas, je le reconnais même. C’est très beau, ce que vous avez fait, très chrétien. C’est très courageux. Vous avez sauvé des vies et le Bon Dieu vous récompensera pour cela. Mais il faut bien dire aussi que c’est un charisme, une vocation. Tout le monde n’est pas appelé à cela. Il y a ceux qui combattent et ceux qui prient. Il y a des vocations de moine, et il y a des vocations de sauveteur. Et dom Gérard, comment va-t-il ? »

Je n’y comprenais rien. De quoi la mère Sainte-Etrivière cherchait elle à se justifier ? Où était dom Gérard ? Qu’avait-il fait ? Aliénor mit enfin au courant : « je sors de garde à vue, Pierre. J’ai participé à un sauvetage avec dom Gérard ».

Il me fallut un instant pour comprendre que le sauvetage était l’action de s’enchaîner dans un centre d’IVG dans le but de perturber au maximum les opérations, d’empêcher des avortements et donc de « sauver » des enfants à naître. La rumeur tradilandaise bruissait de ces interventions spontanées dans l’un ou l’autre des hôpitaux de France, à l’instar de ce qui se faisait depuis plusieurs années aux Etats-Unis.

Aliénor avait accompagné la veille le fameux dom Gérard et une poignée de militants anti-IVG au CHU de Guernon. Ils avaient tenu sept heures enchaînés aux appareils, sans dire un mot, avant que la police ne vienne à bout des cadenas. On vit dans la presse des photos de l’intervention.

Je venais ainsi de faire connaissance avec le dernier coup en date de « la Trêve de Dieu », l’association anti-IVG à l’origine de cette campagne de sauvetages qui se déroulaient invariablement ainsi : arrivée par surprise d’une dizaine de militants, enchaînement aux appareils servant pour les IVG avec des antivols de moto, difficiles et longs à sectionner. Maintien en place le plus longtemps possible, sans dire aucun mot, pour symboliser le fœtus aphone et sans défense qui va être avorté. Arrivée de la police, sciage des cadenas et des chaînes, garde à vue pour tous.

La Trêve de Dieu avait un concurrent plus modéré, SOS Tout Petits, qui pratiquait une tactique de mouche du coche se bornant à réciter des prières dans les services d’obstétrique jusqu’à se faire bouter dehors. A ma connaissance, ils poursuivent ce genre d’action mais sur la voie publique.