Le récent voyage du pape a fourni à de nombreux ignoramus, souvent chroniqueurs d’opinion, parfois vaticanistes, des fois simples fidèles du rang, d’étaler ad nauseam leurs solennelles sornettes. « François aurait du aller à la cathédrale », déplore l’un, « son discours était trop conservateur », se plaint un autre, « il n’a pas à nous faire la leçon sur les immigrés », vitupère un troisième. Comme on promène la Vierge Marie un quinze août, on a ressorti les expressions toutes faites, « droits de l’homme sans dieu » et ainsi de suite.
Il s’en est même trouvé pour qualifier l’une des allocutions de François de « pan-maçonnique », sans que l’on sache ce que cela signifie exactement. Comparant le nombre d’occurrences des mots « homme », « dignité », « droits » et « Dieu », s’autorisant d’une déclaration papale en faveur de la liberté de culte, notre sectaire y trouve la preuve que François a trahi Dieu et n’a plus que la religion de l’homme, c’est-à-dire des frères, c’est-à-dire du diable. (« quelle dignité, dit François, existe vraiment quand manque la possibilité d’exprimer librement sa pensée ou de professer sans contrainte sa foi religieuse ? ») La liberté religieuse, dit notre sycophante, n’est pas un droit, l’Eglise ne l’a jamais reconnu comme tel avant Vatican II, il n’y a qu’une tolérance, non un droit, et il est donc légitime, comme cela s’est fait par le passé, de traiter différemment des groupes de population selon leur religion.
Les catholiques obédientialistes vous répliqueront que la doctrine de l’Eglise n’a jamais changée mais que les mentalités ont pu, dans le passer, obscurcir ce principe qu’on lit dans Dignitatis Humanae : « la personne humaine a droit à la liberté religieuse ». Le moins qu’on puisse dire, pourtant, est que la pratique de l’Eglise en matière de liberté religieuse a considérablement changé au fil des siècles, y compris dans l’antiquité.
Au deuxième siècle, un homme pétri de culture grecque comme l’était Clément d’Alexandrie tente d’apporter ses interlocuteurs à la foi chrétienne. On peut encore lire les efforts de ce Père de l’Eglise dans son Protreptique. Va-t-il fulminer ? Déclarer que tous les dieux sont des démons ? Même pas. Clément est un grec cultivé, sans doute mondain ; il sait parler, c’est le genre à avoir un mot gentil pour tous. Il sait surtout se mettre au niveau de son interlocuteur : il cherche donc à convaincre ses interlocuteurs grecs en faisant appel à la culture grecque, aux rites publics, aux histoires connues, pratiquement aux tubes du moment. Il parle de Logos ; il cherche les éléments de vérité dans le paganisme, il montre la supériorité morale du christianisme. Il s’en prend à la vacuité des mystères et accuse le clergé païen de charlatanisme. Mais parle-t-il d’interdire une religion ? de persécuter ses fidèles ? de leur réserver un traitement particulier ? Non, il invite les païens à lâcher l’ombre pour saisir la proie.
Un siècle après Clément, l’Eglise connaît sa plus grande épreuve avec la persécution de Dioclétien. En quelques années à peine, le christianisme va devenir la religion principale de l’empire. La persécution de Dioclétien cesse en 311. L’édit de Milan garantit la liberté de culte en 313 (pour les chrétiens et pour les autres aussi). Et en 325, le concile de Nicée est organisé sous les auspices de l’empereur. En 337, il se fait baptiser peu avant de mourir.
On a glosé à juste titre sur la face du monde qui a été changée par ces 25 années et par cet homme. On connaît moins, toutefois, les législations religieuses qui ont été prises dans le siècle qui a suivi, alors que l’Eglise influait tous les empereurs qui suivirent (à une exception, Julien, qui ne fut empereur que trois ans). Pour faire court, disons qu’il n’y a pas que Hypathie dans cette histoire-là. Je me base pour ce qui suit sur une chronologie de Marie-Françoise Baslez ; le Code Théodosien en semble la source principale.
Le bras chrétien une fois armé tombera d’abord sur les autres chrétiens. La répression contre les donatistes commence en 317 ; elle devient violente dans les années 340, n’arrive pas à éradiquer l’hérésie. Des condamnations et des lois anti-donatistes sont encore promulguées à la fin des années 370, puis au début du cinquièmesiècle.
La condamnation de l’arianisme suit le concile de Nicée en 325, et ne se contente pas de paroles.
Puis ce sont les cultes païens qui sont visés. L’haruspicine privée est interdite en 318 ; des lois contre la magie suivent bientôt. Les sacrifices sanglants sont interdits en 325. Ils sont réautorisés par Magnence en 350 puis interdits à nouveau à sa chute. En 353, les temples païens sont carrément fermés. En 356, le culte des idoles est puni de mort. On connaît des procès en sorcellerie en 358 et 359. Après la parenthèse de Julien l’Apostat, la liberté de culte est rétablie sauf pour les cérémonies nocturnes. Cela ne durera guère : un édit et des procès contre les devins s’ensuivent en 370. A la même époque, les sacrifices sont à nouveau interdits. En 372, première persécution anti-païenne – il faut noter que ces « persécutions » chrétiennes n’ont à aucun moment eu la violence et l’étendue de celles de Dioclétien ou de Dèce.
Les Juifs ne sont pas oubliés. Dès 329, la conversion au judaïsme est condamnée. En 339, les Juifs ne peuvent plus avoir d’esclaves chrétiens (j’ignore si c’était une interdiction d’acquérir ou de détenir). Leur liberté de réunion est restreinte en 352. Des brimades auront régulièrement lieu dans les décennies suivantes (lois discriminatoires, destruction sporadique d’édifices, puis, en 415, loi sur la réaffectation des biens vacants).
En 380, c’est le coup de grâce : le christianisme devient LA religion officielle de l’empire (édit de Constantinople) et se dote (concile de Constantinople) d’une doctrine théologique anti-hérétique de circonstance. En 381, le changement de religion devient un crime. Les biens immobiliers vacants peuvent être réaffectés au culte chrétien. Les biens des temples sont confisqués ; les subventions et les pensions au clergé païen cessent. L’une des mesures les plus dissuasives entre en vigueur à cette époque : l’interdiction, pour les apostats, de tester, ce qui décapite de fait le soutien patricien au culte ancien et aux hérésies.
Les destructions de temples commencent au milieu des années 380, parfois à l’instigation d’un évêque. On connaît un cas où, emportés par leur zèle, les destructeurs s’attaquent à une chapelle hérétique, puis continuent avec une synagogue voisine. A Milan, un evêque comme Ambroise a suffisamment de puissance pour excommunier l’empereur puis l’amener à résipicense. A Alexandrie, ce sont aussi des evêques, Théophile puis Cyrille, qui excitent les fauteurs de trouble contre le préfet païen, contre des statues, contre des temples. Hypathie sera la victime collatérale d’un de ces mouvements.
En 392, le culte païen public et privé est formellement interdit. La liberté de réunion synagogale est restreinte un an plus tard. A la toute fin du siècle, les hérétiques sont exclus de l’armée. La destruction de sanctuaires ruraux est ordonnée en 399. Celle des temples urbains (ou leur réaffectation au culte chrétien) se produisent quelques années plus tard. En 416, ce sont les païens qui sont interdits non seulement d’armée mais de haute fonction publique. Les juifs suivent en 418.
Lorsque donc on déclare en 2014 que la doctrine millénaire de l’Eglise est que la liberté religieuse n’est pas un droit, et que le pouvoir politique doit son concours à la discrimination des « fausses » religions vis-à-vis de la vraie, ce n’est pas si bête que ça. Sans évoquer le Syllabus, il y a eu des périodes dans l’histoire où (peu importe la doctrine), la pratique a été exactement celle-là. Il y en a eu d’autres aussi. Il se trouve que, cent ans après le dialogue entre gens de bonne compagnie promu par Clément d’Alexandrie, l’Eglise officielle apparaît, arrive au pouvoir et, il faut bien le dire, tend à se faire plaisir.
Il faudrait relativiser cette chronologie, bien entendu, étudier l’application effective de ces lois et leur périmètre géographique. Il est probable qu’on trouverait que certaines sont restées lettre morte, en plusieurs endroits, et sans doute plus au fur et à mesure qu’on s’éloignait de Constantinople. Les destructions d’édifices, les émeutes, les massacres relèvent probablement tous, ou presque, d’accès de rage populaire plus que de la planification impériale. Dioclétien massacrait au nom (très zemmourien) de la Rome d’antan ; les empereurs chrétiens persécutent au nom de la Cité de Dieu. Il n’importe. En quelques décennies, le christianisme devenu puissant, devenu orthodoxe car d’Etat, n’a pas reculé devant la possibilité d’éradiquer tout ce qui n’était pas lui.
C’est la même vision des choses, celle où l’erreur (désignée par le législateur) n’a aucun des droits concédés par ce même législateur, qui reste celle du Syllabus. Les décennies qui ont suivi ce triste document ont été pour l’Eglise l’occasion de comprendre que jamais plus elle n’aurait l’oreille et l’esprit du législateur à sa merci, du moins pas avant très longtemps. Dignitatis Humanae est une affaire de pragmatisme : le monde a changé, l’humanité a changé et l’Eglise aussi, qui n’est durablement plus du côté du manche. Alors certes, c’est plus facile d’être pour la liberté religieuse quand on est en position de la réclamer. Ne boudons pas le fait que l’Eglise se tient aujourd’hui à une position moins arrogante, fut-ce de manière contrainte, position qui fait certainement plus de bien dans l’ensemble que ce qui était tenu avant. Mais n’allons pas croire que sa doctrine ou sa pratique aient été immuables depuis le commencement.