Ci-dessus : quelques heures après les Rameaux.
Subversion : discours ou mécanisme par lequel les valeurs et principes d’un groupe constitué, d’une société, sont critiqués, réfutés, ralliés, en vue de leur suppression et de leur remplacement par d’autres. Subversif : qui participe de la subversion, qui met en œuvre la subversion.
Jésus était-il subversif ? L’idée a récemment provoqué le rire, le fou rire même. Et pourtant !
Si l’on prend les évangiles canoniques pour des témoins d’événements historiques, on reconnait bien vite qu’à de nombreux moments Jésus ne se fond pas dans les normes sociales ni la vision du monde qui prévalait dans son milieu.
Politiquement, pourtant, Jésus n’est pas subversif, au contraire : « rendez à César ce qui est à César ». L’occupation romaine n’est pas chose si importante. Il n’est pas question de désobéissance civile, ni de huer Pilate, ni de payer son impôt en menue monnaie ni de défendre les « droits » de quelque minorité qui se perçoit opprimée. Il n’est pas question de « restaurer le royaume d’Israël » et quiconque le demande se fait rembarrer. L’unum necessarium n’est pas dans le royaume d’Israël. St Paul et les chrétiens des premiers temps poursuivront dans cette voie : le réformisme politique n’est pas prioritaire lorsque la parousie est proche.
Sur le plan religieux, c’est une toute autre affaire. Dans les synoptiques, Jésus se pose comme le nouveau Moïse. Monté sur la montagne, il donne une nouvelle Torah, les « béatitudes » ; mieux, il affirme être la nouvelle Torah : « je suis le chemin, la vérité, la vie ». On imagine le trouble et la colère qui ont dû être ceux des juifs pieux qui ont entendu ça : se placer au-dessus de Moïse, remplacer la Torah, l’incarner, même !
Dans Jean, que l’on suppose écrit à une période où l’hostilité entre juifs et chrétiens était institutionnalisée, le propos est encore plus radical : « je suis le pain de vie », « qui mord dans ma chair demeure en moi » : l’expression est concrète au possible pour qu’on ne pense pas qu’il s’agit d’une image. Et il y a cette série de « je suis » qui ponctue la première partie de l’évangile de Jean, par lesquels Jésus, lorsqu’il se définit, évoque systématiquement le nom imprononçable de Dieu, jusqu’à se dire immortel et l’égal de Dieu : « avant qu’Abraham fut, je suis ».
Dans son discours, dans son être, Jésus affirme sans arrêt qu’il y a plus en lui que le fondateur du judaïsme et le libérateur d’Israël, plus que le plus grand patriarche, plus que la loi et les prophètes. Il dit qu’il est la loi et que les prophètes parlent de lui. Peut-on être, dans l’Israël du premier siècle, plus subversif que cela ?
Sur le plan moral, Jésus méprise souverainement les normes de son milieu et ignore ce « qui ne se fait pas ». Passons sur les guérisons du sabbat, la fréquentation du publicain ou des prostituées. L’épisode de la Samaritaine est encore plus éloquent : il est le rabbi qui parle à une femme, hérétique, impure. Mieux : il la considère assez pour engager une discussion théologique avec elle. Que lui annonce-t-il ? Que le Temple, l’ombilic du judaïsme, ne sert à rien, que la liturgie physique est vaine, de même les lieux sacrés, de même les procès en hérésie, et que l’on adorera « en esprit et en vérité », sans temple, sans forme prescrite, sans sacrifice, sans aucune des obligations prescrites dans la Torah pour le culte.
Si même on admet, comme certains chrétiens libéraux, qu’une partie des événements transcrits sont des récits symboliques, le constat reste le même : les premiers chrétiens ont perçu Jésus comme quelqu’un qui transformait la manière de voir des choses d’une façon si radicale qu’il jetait à terre l’édifice religieux et moral de l’Israël du premier siècle. La narration de Jean en garde des traces : après s’être révélé de plus en plus ouvertement depuis Cana, Jésus prononce le discours du pain de vie, à la suite duquel tout le monde l’abandonne, famille et amis compris. Trop, c’est trop. Jésus doit alors revenir à un enseignement plus supportable, signes, miracles et controverses. Mais là encore, sa tendance à « investir », à phagocyter les formes de la religion juive de l’époque pour les transfigurer et les faire éclater finira par avoir raison de lui.
Les générations suivantes conserveront, voire radicaliseront encore cet aspect subversif. L’enseignement de St Paul sur la Loi frappe suffisamment les esprits pour que je n’y revienne pas. Quelques chapitres de 2 Co sont à relire, sur le contact immédiat entre Dieu et le fidèle (« ubi spiritus Domini ibi libertas »), sur le parallèle entre le voile qui reste sur le visage du fidèle juif et la caducité du rayonnement du visage de Moïse quand il avait vu Dieu. Pour Saint Paul, la condition et le terme du vrai culte, de l’adoration en esprit et en vérité, c’est de se désaveugler, de traiter avec Dieu « revelata facie », et là, Moïse ni la Loi ne sont plus d’aucune utilité, bien au contraire. La conséquence de l’aveuglement, c’est « d’avoir crucifié le seigneur de gloire ». On ne peut pas être plus explicite.
Sur le plan politique ni Jésus ni les siens n’ont prôné de révolution, de guerre de libération ou de résistance d’aucune sorte. Par contre, tout en Jésus, paroles, actes, manière d’être, discours sur soi, fréquentations et doctrine, tout tend à dynamiter quelque chose des normes sociales et de l’institution religieuse. Non seulement dynamiter mais remplacer par quelque chose de meilleur, de totalement conforme à la pensée de Dieu, et, surtout, de définitif.
Si ce n’est pas de la subversion, je ne sais pas quel nom il faut donner à cela.