Le début du billet se trouve ici
A ce stade de l’exposé, il me faut prononcer le nom de Raoul Vaneigem.
Cet intellectuel belge d’extrême gauche, situationniste durant dix ans, un des inspirateurs de Michel Onfray qui nourrit pour lui une affection réciproque, présente en effet la particularité de soutenir la même thèse qu’Etienne Couvert, tout en était à l’opposé idéologique du barruélien lyonnais : les Esséniens sont les premiers chrétiens. A la différence que, pour Vaneigem, Jésus n’a jamais existé.
Vaneigem est à ma connaissance le seul intellectuel francophone vivant qui soutient cette thèse « mythiste » et, vu le personnage, on ne peut pas la balayer comme une lubie d’autodidacte. Lorsqu’il ne s’occupe pas de révolution, Vaneigem est en effet un historien des hérésies fort érudit, qui présenta le fruit de son travail dans un Que Sais-Je et dans un volumineux opus publié chez Fayard, « la résistance au christianisme ». Il est par ailleurs l’auteur de plus de 75 articles dans l’Universalis : ce n’est donc pas le premier clown venu.
Chez Vaneigem, tout se rapporte à la Révolution : les hérésies sont une manière de se délivrer de la tyrannie du dogme. La preuve en est la manière dont elles sont sanctionnées. Ses travaux se concentrent sur les « hérésies » des premiers siècles jusqu’à Chalcédoine, puis sur celles allant du treizième siècle millénariste au quiétisme de Fénelon, siècles où il ne manque pas de mentionner un seul bûcher. Après quoi Vaneigem constate que la Révolution Française a délivré l’homme du pouvoir inquisitorial du christianisme, catholique aussi bien que protestant, et qu’il n’y a plus d’histoire des hérésies à cette date puisque « l’hérésie » devient impunie partout en Occident. « La résistance au christianisme » est donc, plus qu’un ouvrage encyclopédique, le récit des tribulations des proto-révolutionnaires qui osèrent dire merde à l’Eglise, parfois avant même que celle-ci existât. Une préface se charge de remettre les considérations historiques dans un contexte contemporain. Fait singulier, l’auteur s’y excuse d’un style ingrat en affirmant que le style est à l’image de la matière qu’il traite et qu’il n’y a guère pris de plaisir. Au demeurant le livre n’est pas exempt de petites erreurs factuelles, notamment dans l’orthographe de certains noms. Les articles de l’Universalis, quant à eux, ne sont pas de la littérature de combat et ne présentent donc de leur objet que des faits sans interprétation révolutionnaire.
Les chapitres de « la résistance au christianisme » sur les premiers siècles forcent l’admiration par leur érudition et par l’effort déployé pour faire « tenir » la thèse mythiste à la sauce Vaneigem. On peut la résumer ainsi : le nom de Jésus, qui veut dire « Dieu a sauvé », « Dieu sauve » ou « Dieu sauvera » est celui d’un lieutenant de Moïse, Josué, qui fait entrer les Hébreux en terre promise. Le seul personnage historique, c’est ce Josué. Suivant un mécanisme connu, le nom de Josué a été emprunté pour mettre sous son patronage des maximes de sagesse connues aujourd’hui sous le nom de livre du Siracide (alias l’Ecclésiastique, alias Jésus/Josué Ben Sira – Jésus et Josué ne sont que deux graphies du même prénom). De la même manière, les Evangiles ne sont à l’origine que les logia, des pseudépigraphes de Jésus c’est-à-dire de Josué.
Si Jésus n’a pas existé, dit Vaneigem, les Apôtres, eux, oui. Dans une Palestine qui connaissait régulièrement des messies, plusieurs d’entre eux se sont alliés par affinité ou se sont passés le flambeau autour d’une doctrine basée sur la sapience des pseudépigraphes de Josué. On les a appelés Apôtres, mis au nombre de douze et fait vivre à la même époque et au même lieu plus tard : l’un des postulats des mythistes est que tout a été réécrit, réinterprété et nivelé plus tard. Ce n’est d’ailleurs pas totalement idiot de le penser.
Il y a donc eu à l’origine du christianisme, non pas un messie mais un courant du judaïsme mu par ce qui allait devenir les Apôtres, que Vaneigem identifie en raison de son ascétisme avec l’essénisme. Courant qui se marginalise peu à peu, rompt avec la Synagogue entre 70 et 135, se fond avec les elkhasaïtes et transforme au fur et à mesure ce Jésus/Josué maître de sagesse en un personnage historique au point de lui inventer une fin sanglante inspirée de récits de martyre de messies contemporains. De recueils sapientiaux, les Evangiles se transforment en romans : on leur adjoint une passion. Vaneigem considère de façon analogue que Saint Paul est une invention de Marcion, ou du moins une redécouverte de Marcion et que ce dernier prêta à l’Apôtre son titre d’apôtre, ses propres voyages et les églises qu’il avait lui-même fondées. Inventeur du nouveau testament, Marcion se serait livré à la première des réécritures des livres sacrés et à leur première homogénéisation idéologique. D’autres suivraient.
Vaneigem a, à l’évidence, une petite affection pour ce foisonnement de sectes, certaines austères, d’autres intellectuelles, d’autres débauchées et détaille à l’envi, sans le recul nécessaire, les doctrines gnostiques les plus débridées. Il gobe, ou feint de gober tout ce qu’Epiphane de Salamine dit des Carpocratiens, spermophagie et pâté de fœtus compris.
S’il appelle bien « christianisme » ce mouvement esséno-elkhasaïte des débuts qui prend son indépendance du judaïsme commun, Vaneigem déplore son piratage par le montanisme et les courants néo-montanistes, austères, revanchards (contre les « lapsi » à partir de 250) et intolérants qui, selon lui, triompheront définitivement avec Constantin. Le christianisme de Vaneigem est mort à Nicée et remplacé par une religion différente, oppressive et homicide, le catholicisme.
Les travaux de Vaneigem, déjà orientés par leur intention de servir et d’exalter la Révolution, ne peuvent se prévaloir de leur érudition réelle pour gagner un rôle ou une place universitaire : leur auteur n’est en effet pas assez sélectif sur ses sources et j’ai plusieurs fois eu l’impression que toute source est bonne du moment qu’elle sert son idéologie. Le livre est pourvu d’un appareil de notes et de citation très volumineux : on se rend compte en le parcourant que bien des ouvrages qui sont à la source de l’exposé de Vaneigem remontent à plusieurs décennies voire siècles, ne satisfont pas les critères d’historiographie modernes et que les opinions non sourcées d’un abbé libertin du 18ème sont prises avec la même valeur qu’un ouvrage de référence universitaire. La manie de voir des réécritures de partout permet de retenir ou de rejeter tel passage selon qu’il illustre la thèse de l’auteur ou pas, ou de raccomoder des passages disparates entre eux. Il « prouve » ainsi que son Jésus mythique serait un agitateur zélote violent en joignant deux phrases, l’une tirée d’une parabole, l’autre d’un passage narratif. Il est alors facile de lui faire dire « brulez cette ville et tuez tous ses habitants », de même qu’il est facile d’illustrer la culture de violence des premiers disciples en évoquant l’oreille de Malchus.
Bref, voilà l’autre personnage qui, avec Couvert, tient que les Esséniens sont les premiers chrétiens. Remarquons toutefois que Vaneigem le fait avec un peu plus d’arguments…
Etienne Couvert identifie Esséniens et premiers chrétiens avec l’intention de sauver l’originalité de la doctrine et du personnage de Jésus. Il affirme au passage qu’un Puech ou un Dupont-Sommer ont vu des esséniens trop hâtivement à Qumran ; il ignore le luxe de précautions qui ont été prises pour conserver ce qui, pour lui, est un rebut de manuscrits et, implicitement, il reconnaît sans le dire que la doctrine de la communauté de Qumran est très similaire à celle des chrétiens de Jérusalem.
Il aurait été pourtant beaucoup plus simple à Couvert de s’y prendre autrement car la doctrine de la communauté de Qumran, contrairement à ce qu’il pense, n’est pas semblable du tout à ce qu’on peut deviner des premiers chrétiens en lisant Saint Paul ou les Actes de Luc. L’absence d’écrits néo-testamentaires à Qumran était déjà bien singulière, mais que penser de leur doctrine apocalyptique et fortement dualiste ? Les « Esséniens » se placent en effet dans un paradigme où ils sont les « fils de la lumière » qui combattent contre les « fils des ténèbres ». Le « rouleau de la guerre » témoigne en ce sens ; les fils des ténèbres sont les Juifs de Jérusalem, la classe sacerdotale, les nations voisines et les romains.
Où donc trouve-t-on la trace, dans les écrits néo-testamentaires, de cette ambiance d’affrontement, de millénarisme, de guerre eschatologique, de victoire terrestre, d’animosité envers les occupants et les « nations » ? Nulle part. Les affrontements qui y sont rapportés sont entre chrétiens (Pierre contre Paul et contre Apollos), à la rigueur entre chrétiens plus ou moins judaïsants comme dans 2 Corinthiens, ou alors contre les escrocs spirituels (Ananie, Simon le Mage). La victoire est morale et métaphysique, « nostra conversation in caelis est ». Il n’est nulle part question de dominer les Romains ou de se venger du Temple, qui continue d’ailleurs sa persécution au fil de l’eau avec le lynchage d’Etienne. Quant aux nations, il n’est finalement question que d’ouverture vers elles puisque le point de vue paulinien a fini par prévaloir.
Il me semble donc assez clair que les Esséniens ne peuvent pas être les premiers chrétiens : leurs doctrines sont tout simplement dissemblables. On ne saurait arguer de preuves circonstancielles, d’une éventuelle proximité avec le Baptiste, de la présence ca et là d’agapes ou d’un chef martyrisé, que ces deux groupes sont identiques.
Cela n’arrête pas Couvert dans sa démonstration, bien entendu, mais faut-il s’attendre à autre chose quand l’idéologie dicte a priori la conclusion à laquelle il faut arriver ? C’est une idéologie similaire, la volonté de prouver que l’Islam est une supercherie, qui entraîne le même auteur à trouver à la religion de Muhammad des racines judéo-chrétiennes qui en font d’un coup et une riposte et un coup fourré anti-chrétien de Juifs mauvais coucheurs qui tiennent enfin leur revanche sur Jésus.
Commentaires