J’ai soutenu l’autre soir à un ami qu’on n’avait pas le droit de dire « sale pédé » à quelqu’un. La perspective qu’on puisse un jour lui empêcher de le dire, même s’il est bien élevé, ne le dit jamais et n’a pas l’intention de le dire, lui déplaisait fortement. La conversation partait un peu dans tous les sens, effleurait le « racisme anti-blanc », les Femen, le deux-poids-deux-mesures et j’en passe. Essayons de mettre de l’ordre dans nos idées.
Curieusement, la liberté d’expression n’a jamais été explicitement invoquée dans cette conversation. C’était pourtant le principe dont on aurait pu se réclamer, celui qui garantit que quiconque puisse dire à peu près n’importe quoi. Le texte qui l’énonce est l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » (article 19). Cet article est modulé par le préambule : « Tous les êtres humains (…) doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » De même l’article 7 : « Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ».
Le droit français, sans violer donc le principe de liberté d’expression, punit la discrimination d’une personne sur son orientation sexuelle d’une peine pouvant aller jusqu’à la prison. Certains poussent la rhétorique un peu plus loin et expliquent que l’homophobie n’est pas une opinion mais un délit, ce qui me laisse sur la réserve : une telle phrase fait entrer dans le for intérieur des individus la notion de délit et ce n’est certainement pas une bonne chose. Une *pensée* haineuse serait donc condamnable par la loi ? J’espère bien que non. La loi n’a pas à entrer dans les consciences.
Nous avons donc une réponse au premier degré à notre question. Non, on n’a pas le droit de dire « sale pédé » car, en fonction du contexte, cela peut constituer une discrimination basée sur l’orientation sexuelle, donc un délit. Encore faut-il le prouver.
Dans d’autres cas, certainement bien plus nombreux, « sale pédé » est une injure qui n’a pas réellement l’intention de poser une affirmation sur l’orientation sexuelle de son destinataire. Elle veut dire à peu près la même chose que « espèce de femmelette » ou « sale con ». Elle veut avant tout injurier, c'est-à-dire blesser verbalement. Mais avec quels mots le fait-elle ? Que ce soit « femmelette », « pédé » ou « con », avec des termes sexualisés, donc avec la foi que la comparaison du destinataire de l’injure avec une femme ou un inverti va le rabaisser efficacement. Qu’est-ce à dire ? Que tout le monde, auteur de l’injure, destinataire, spectateurs, partage la même croyance, les mêmes valeurs ; à savoir que la femme est inférieure à l’homme, que l’inverti l’est aussi, qu’il n’est pas un homme. Il n’y a peut-être pas, certainement pas, d’intention discriminatoire directe selon l’orientation sexuelle mais il y a une intention de blesser qui procède d’un système non-dit de valeurs qui, lui, est discriminatoire et basé sur l’identité sexuelle.
Y a-t-il pour autant permission de dire « sale pédé » ici, sachant qu’on pourra se justifier de ne pas avoir voulu dire littéralement ce que ça veut dire ? Je n’en suis pas certain. Il n’y a pas à craindre les rigueurs de la loi : pour autant qu’une insulte transporte devant les tribunaux, plaider qu’on a parlé sous le coup de la colère et qu’on ne voulait pas dire cela vous en fera sortir, du tribunal. Mais là n’est pas, absolument pas, le problème.
Le problème, c’est que l’homme qui comprend ce qu’il dit est plus libre que celui qui ne le comprend pas et que se battre pour le droit de dire « sale pédé », juste pour pouvoir le faire, c’est faire comme le Père Ubu qui, au début d’ « Ubu Roi », plante le balai des chiottes dans le plat de côtes de veau qu’on vient de servir et souhaite bon appétit à ses convives. C’est le droit de crier « caca boudin ! » à l’heure du thé chez Ladurée. Il n’y a pas de raison sérieuse pour faire une loi qui l’interdit. Mais il y a de très bonnes raisons de nature morale – c'est-à-dire relevant de la science des actions en tant qu’elles sont bonnes ou mauvaises – de ne pas le faire.
Sous cet angle-là, qui n’est nullement juridique, il n’y a aucun droit à se conduire ainsi. Dire « sale pédé » véhicule un message d’inimitié voire de haine, provoque un trouble, manifeste que celui qui le profère a perdu le contrôle de soi : dans tout cela, aucun bien. Et, comme les catholiques sont prompts à le dire, l’erreur n’a pas de droit. On n’a donc aucun droit (moral) à proférer ce genre d’insultes.
Mais je pense que ce qui effrayait mon ami, c’est la perspective de retrouver avec la lutte contre l’homophobie l’hystérie qui a entourée, trop longtemps, trop souvent, la lutte contre le racisme telle que nous l’avons connues ces dernières décennies. De se retrouver donc, comme Joseph K, coupable d’un crime qu’on ignore. Mon ami a peur qu’un jour, un parent, un ami, se retrouve injustement puni pour un « sale pédé » qui ne voulait en définitive pas dire grand-chose, pas autant que ce que les autres y auront lu. Il veut éviter, en somme, qu’on envoie un débile mental sur la chaise électrique.
Nul ne mettra en cause, et surtout pas les catholiques, que le racisme est un mal et que la lutte contre le racisme est une bonne chose. Mais, comme toute bonne chose, comme toute grande cause, elle peut devenir le prétexte d’une revanche ou d’une domination pour une catégorie d’individus. Je suis entré au collège en 1983. Mitterrand était au pouvoir depuis deux ans ; l’antiracisme était un monopole de gauche. Il était bien vu de porter un badge en plastique « touche pas à mon pote », chose qui ne m’intéressait pas. Je ne l’ai donc pas fait ni même eu l’idée de le faire. Cela a suffi pour me valoir une réprobation importante. Si je mentionne maintenant qu’à part une dizaine d’élèves issus de « minorités visibles », tout l’effectif du collège était blanc, on comprendra que ces badges « touche pas à mon pote » étaient bien plus un moyen de domination sociale que de défense de l’opprimé. Ils définissaient des « gentils » et des « méchants » qui n’étaient pas ceux de la hiérarchie officielle imposée par les professeurs. A cette époque, il me semble que le mitterrandien nul en classe était un antiraciste fervent.
Il n’était pas le seul à vouloir prendre sa revanche. En bon intello de dix ans, j’était souvent fourré à la bibliothèque du collège – on disait CDI dans le jargon d’alors. La documentaliste (coucou madame Giberti) avait eu écho de mon peu d’empressement à soutenir SOS Racisme et avait tenté de me piéger en me glissant un roman de jeunesse assez médiocre dans les mains. Cela se passait dans une équipe de football. L’un des joueurs, Alain, était raciste – je ne sais plus si c’était en paroles ou en actes – si bien que Mouloud, autre joueur, jour, lui envoie un jour un « coup de pied d’avant-centre » dans les couilles. « Coup de pied d’avant-centre », c’était l’expression de l’auteur. Alain « ne pourra plus avoir d’enfants » ; le reste du roman est une discussion sur les blâmes à donner. Mouloud a causé un dommage irréparable. Oui mais Alain l’a bien cherché. Madame Giberti voulait savoir à tout prix sur qui j’allais faire tomber la faute. Je ne sais plus si son asticotage a donné des résultats mais son envie de me prendre en défaut était, elle, bien réelle.
J’ai donc le souvenir d’une hystérie, presque une chasse aux sorcières dont le but n’était pas tant d’améliorer la condition des victimes du racisme que de se faire plaisir à culpabiliser et condamner des personnes sur lesquelles les nouveaux inquisiteurs autoproclamés n’avaient habituellement aucun pouvoir. Mon ami a du connaître des perspectives semblables. Malheur à l’homme libre dans ces situations-là ! La connerie des publications de droite de l’époque, Figaro Magazine en tête, l’apparition aussi du FN, a contribué à cantonner ce qui aurait du être un combat de salubrité publique dans des luttes partisanes. La conséquence fut que l’équation « droite = salauds racistes » était légitimée, et qu’on tenait pour légitime aussi d’injurier ceux qui tenaient des propos suspects ou de leur appliquer le champ sémantique de la puanteur. Le rôle du procureur a toujours séduit.
Je ne crois pas que mon attitude tiède vis-à-vis de l’antiracisme d’alors et mon refus de lui payer l’hommage des lèvres tous les quarts d’heure m’aient valu plus qu’une réputation sulfureuse et, en une occasion, un camarade de l’aumônerie catholique du lycée qui se lève brutalement de table, prend son plateau et s’en va. On n’est jamais mieux (des)servi que par les siens. Je m’en suis en somme bien sorti. On ne m’a jamais, je crois, coiffé d’un bonnet rouge et sommé de chanter la Carmagnole. Bien au contraire, c’est à cause de la LICRA que je me suis fait virer d’un forum catholique traditionaliste bien connu du web francophone. J’avais en effet prêté main forte à un de ses participants, accusé d’être un suppôt de la LICRA et sommé de se justifier. Omnia sunt semper eadem. Mes conseils rhétoriques, une fois dénoncés par un pieux catholique qui nous voulait du bien, me valurent un bannissement à vie. Voilà à peu près toute ma contribution à la lutte antiraciste en France.
On est toujours l’hérétique de quelqu’un : c’est dire qu’on encourt toujours une sentence si tout le monde se fait procureur. Je crois que c’est cela que craint mon ami, qui a une solide indépendance d’esprit et qui ne croit pas obligatoire, pas plus que moi, de s’écrier « quelle horreur ! » toutes les fois qu’on lui rapporte des choses horribles devant témoin. L’antiracisme tel qu’il a été pratiqué en France a notablement contribué à créer dans la population un climat dans lequel tout « blanc » est a priori coupable et judiciable sans avocat, du moins aux yeux de l’opinion. Les donneurs de leçons, cette inépuisable espèce, y trouvent leur compte. Quelques opportunistes des « minorités visibles » pour qui tout ce qui ne va pas est le fruit de racisme, également.
Peut-il en être de même pour l’homophobie ? Je n’en vois pour l’instant pas les signes ni les conditions. Pour des raisons de maturité tout d’abord. L’antiracisme moderne est au moins aussi ancien que les premiers mouvements de décolonisation ou les premiers articles d’opinion contre le colonialisme, ce qui lui donne au moins cent ans. La lutte contre l’homophobie ne peut pas être plus ancienne que la dépénalisation ; en pratique, elle n’a que dix ans. De par les populations visées, le racisme a ligué contre lui des communautés entières, identifiables par leurs traits physiques la plupart du temps, capables de faire bloc. Les homosexuels sont dans leur immense majorité seuls, invisibles et indépendants. Etre « noir », cela se voit immédiatement ; être homosexuel, cela ne s’avoue pas tellement il y a de risques à prendre. Les illusions de visibilité et de serrage de coudes durent le temps d’une gay pride, pas plus.
Voilà pourquoi je n’attends pas de grandes manœuvres de culpabilisation de la population générale en ce qui concerne l’homophobie. Il est possible que les catholiques, reconnus comme le moteur des manifestations anti-mariage, s’en prennent plein la gueule et ce ne sera pas étonnant : ils l’ont fait officiellement en tant que tels. Il n’est d’ailleurs pas souhaitable que tout Français soit vu comme un homophobe en puissance. Cette logique du soupçon, cette menace du juge ont pour résultat de braquer, de confirmer les extrémistes dans le bien fondé de leur extrémisme.
Il y a pourtant des choses à changer en ce qui concerne l’homophobie, comme il y en a eu pour le racisme. Dans une population qui a intégrée depuis des décennies l’idée qu’un homosexuel est une espèce dégoûtante de femme dans un corps d’homme, qui dit « elle » à ses semblables, défile en slip de cuir au début de l’été, répand le SIDA dans la société et ne rêve que de mettre sa bite dans le caca, le travail est considérable. On ne lutte pas contre des idées reçues en lançant des poursuites ni des anathèmes mais en rendant conscient des mouvements réflexes de la pensée, en permettant à chacun d’identifier des tendances de sa propre pensée si enracinées et si évidentes qu’on ne pense pas à les questionner.
On lutte efficacement quand on permet à chacun de comprendre pourquoi, indépendamment de tout texte de loi, il n’est plus souhaitable de dire « sale pédé ». On lutte efficacement quand on libère l’homme de ses réflexes intellectuels. Ou quand on lui fait lire des textes doués d’une certaine élévation tels que celui-ci ou celui-là, dont les auteurs ne sont pas particulièrement des révolutionnaires en pain d’épice.
Comme le racisme autrefois, l’homophobie a suscité un faux débat. Le « mariage pour tous », symbole d’une égalité enfin établie entre homo- et hétérosexuels, a été un prétexte facile aux partis de droite pour refaire, après la débandade de l’élection présidentielle, le plein d’électeurs, fût-ce en flattant leurs bas instincts. Il a été un prétexte pour les socialistes, qui se sont engouffrés dans le rôle du bienfaiteur de l’humanité qu’on leur abandonnait sans contreparties. On n’a pratiquement entendu que ce faux débat.
Il revient à l’homme libre de comprendre que l’enjeu de la lutte contre l’homophobie n’est pas dans les querelles politiques et leurs déterminismes. Il n’est pas non plus dans des sophistiques qui voudraient dissocier le péché du pécheur. On ne peut pas haïr l’homosexualité et aimer l’homosexuel. Autant aimer les noirs et détester la mélanine. Ce n’est pas qu’un enjeu politique. Ce n’est pas qu’un enjeu moral. C’est un sujet qui en appelle à cette vertu dont St Thomas nous dit que la prière et la liturgie en procèdent : la vertu de justice.
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