Dans la querelle perpétuelle entre catholiques traditionalistes et catholiques « normaux », la question de la concélébration occupe une place de choix. Les traditionalistes tiennent qu’elle est mauvaise ; les autres y sont indifférents ou lui trouvent quelques avantages. Mais afin d’expliquer précisément en quoi tient la querelle, il faut parler un peu de la messe, sous l’angle théologique.
La théologie catholique officielle (je ne me réfèrerai qu’à elle sans plus le mentionner dans ce qui suit) considère que la messe est l’actualisation non sanglante du sacrifice du Christ sur la croix. Comme toujours, chaque mot a soigneusement été pesé et l’usage d’un synonyme transformerait le sens. Expliquons donc mot à mot.
Lorsqu’on parle de « sacrifice » au sujet de la mort de Jésus, c'est-à-dire au sujet de son exécution comme fauteur de troubles par l’occupant romain, on veut dire que Jésus est Dieu, que sa mort est voulue et acceptée par lui, qu’elle est offerte à Dieu (le père), que Jésus est en même temps le prêtre qui sacrifie et la victime qui est sacrifiée et que la fin de ce sacrifice est multiple : louange, adoration, action de grâces et propitiation. Il est inutile de rentrer dans tous ces détails. Notons néanmoins que ce sacrifice revêt un caractère de perfection. Il est LE sacrifice, du fait de son prêtre (c’est Jésus donc Dieu), de sa victime (c’est Jésus donc Dieu), des bienfaits qui en découlent (Dieu est sacrifié à Dieu : cela plait infiniment à Dieu) et en particulier de cette conséquence qui est – dit le théologien – l’événement le plus important de l’histoire de l’humanité : l’effacement du péché originel et la réintégration de l’homme dans l’amitié de Dieu.
Je simplifie par souci de place, bien entendu. Qu’il suffise de retenir que, par ces arguments un peu arithmétiques, la mort de Jésus est l’événement nécessaire, suffisant et sans équivalent pour que l’homme puisse vivre en Dieu. C’est la condition de la vie divine en l’homme, c’est aussi sa conséquence. Et comme de bien entendu, c’est acquis une fois pour toutes, c'est-à-dire qu’il n’y a plus besoin, depuis le 14 Nisan 33 à 15 heures, de sacrifices, et qu’il n’y en aura plus jamais besoin.
Ceci étant dit, l’Eglise a déployé des trésors d’ingéniosité pour vendre au détail les bienfaits que le Christ a « gagnés » sur la croix, pour les conditionner à l’accomplissements de certains actes ou au maintien de l’âme des hommes dans un certain état. C’est un trait fréquent du catholicisme que d’affirmer dans le même temps que tout est déjà fait, et que tout reste à faire.
L’humanité est donc sauvée, qu’elle le veuille ou pas, par un acte qui a eu lieu dans l’histoire, à un endroit et un moment précis, en présence de plusieurs témoins indépendants… MAIS pour se sauver, chaque homme doit s’associer volontairement à cet acte. Sinon, il n’est pas forcément sauvé et on gaspille des grâces. Je caricature.
S’associer au sacrifice du Christ, c’est… tout simplement aller à la messe – et y communier. La messe est un sacrifice : après une préparation mentale (chants, lectures et sermon), le prêtre est réputé changer le pain et le vin en corps et en sang du Christ, au premier degré, à prendre de la façon la plus littérale qui soit et la moins symbolique. Voici donc la victime du sacrifice de la croix présente sur l’autel ; c’est le moment dit de la « consécration ». Et deux minutes plus tard, la victime est offerte à Dieu le père. Dans le jargon, on parle du « per ipsum » ou de « petite élévation ». Enfin, à la communion, les fidèles mangent la victime. C’est assurément la forme d’un sacrifice : consécration à Dieu d’un bien et destruction de ce bien (qui est ici le Christ sous les apparences du pain et du vin, c'est-à-dire Dieu).
Ce que la théologie pose, c’est l’identité du sacrifice de la croix et du sacrifice de la messe. Il n’y en a pas plusieurs – puisque nous avons dit que le sacrifice de la croix était unique : c’est le même. La victime, le prêtre, le Dieu invoqué, les bienfaits qui en découlent, la théologie nous dit que ce sont les mêmes à la croix et autour des autels. Voilà ce que l’on entend par « actualisation » du sacrifice de la croix : on ouvre devant les fidèles de 2013 comme une fenêtre sur le Calvaire à travers laquelle « passe » la grâce comme la présence, l’assentiment et l’union du fidèle qui ne pouvait pas être sur place en 33 en Palestine. Et c’est une actualisation « non sanglante » puisque, bien entendu, on ne crucifie personne en 2013.
Cette manière de rendre présent l’acte du Calvaire et ses conséquences à tous les hommes en tout temps a provoqué un de ces arguments arithmétiques dont le moyen-âge chrétien était semble-t-il très friand : plus il y a de messes, mieux c’est.
A l’origine, combien en avait-on, de messes ? On ne le sait guère à l’époque des catacombes. Le hautMoyen-Age connaissait, semble-t-il, de une à quatre messes par paroisse et par semaine. Le dimanche, bien entendu, et quelques jours de semaine, mercredi et vendredi notamment. On est passés de là (cela a pris plusieurs siècles et un changement de civilisation) à la messe quotidienne par paroisse, puis à la messe quotidienne par prêtre et par paroisse, puisqu’on a déjà dit que plus, c’est mieux.
Faisons le calcul : sept jours dans la semaine, cinq prêtres, donc trente-cinq messes. La pratique s’est maintenue jusqu’au Concile Vatican 2. C’est la raison de la présence, dans les églises occidentales, de nombreux autels dans la nef et le chœur en plus de l’autel principal. Lorsque les paroisses étaient riches en prêtres, chacun disait sa messe à mi-voix (sa « messe basse ») à son autel, souvent en même temps que les autres prêtres, généralement tôt le matin. Un tel spectacle peut encore se voir, chaque matin vers sept heures, dans l’église des abbayes bénédictines conservatrices. Les esthètes essaient de « synchroniser » les messes afin, par exemple, que toutes les consécrations aient lieu en même temps.
La concélébration, qui est arrivée dans ce contexte, c’est le fait de rassembler plusieurs prêtres autour d’un seul autel, et de leur faire dire une seule messe, au lieu de les voir réciter chacun leur messe dans leur coin. On aura donc les prières les plus importantes de la messe récitées en chœur par deux, cinq, voire cinquante célébrants. C’est quelque chose de courant de nos jours ; il faut savoir qu’il y a 50 ans, c’était exceptionnel.
Il y a plusieurs avantages. D’abord, ça fait plus communautaire que des prêtres marmonnant les mêmes paroles chacun à son autel. Le catholicisme moderne aime ces manifestations visibles de collectivité. Cela se prête beaucoup mieux à l’assistance et à la participation des fidèles : pour suivre une messe basse, il fallait s’accrocher – et la plupart des messes basses, dites en l’absence de public, n’étaient, vues de l’extérieur, qu’un exercice obligatoire de récitation. La concélébration confère aussi une solennité inconnue précédemment, voire une manifestation visible de la hiérarchie si un évêque ou un abbé est présent, et les catholiques kiffent grave de genre de chose, mais grave.
Bien entendu, il y a un inconvénient et non des moindres : ca diminue le nombre de messes. La discipline romaine n’a pas changé : un prêtre doit dire une messe chaque jour. Mais si dix prêtres concélèbrent, on offre la victime-Dieu à Dieu le père une seule fois, là où on aurait pu le faire dix fois. Et donc on perd neuf messes.
Pour un tradi, c’est inacceptable. Le monde se trouve moins « recouvert » de messes qu’avant et… ben, euh… on a dix fois moins de grâces. Ce n’est peut-être pas dit comme ça mais c’est l’idée. On prive le bon peuple de la facilité de s’associer au sacrifice de la croix et d’en profiter. Impossible !
L’opposition à la concélébration est telle que certains en sont venus aux termes injurieux à son égard et parlent de « lever la patte », par allusion aux paroles de la consécration, dont le début est prononcé par lesconcélébrants le bras levé. La faculté, réclamée par certains prêtres d’un institut traditionaliste, de concélébrer un ou deux jours emblématiques dans l’année, ou lors de situations très particulières, a failli provoquer l’éclatement de l’institut et a divisé durablement les fidèles. La concélébration d’un abbé bénédictin, pionnier des combats de tradiland, avec le Pape Jean-Paul II, lorsqu’elle fut connue, lui gagna des inimitiés profondes, une réputation de traître, et causa un scandale réel chez les plus intégristes.
Les exemples de concélébration, au rituel flottant, basculant parfois dans l’emphase ou l’autosatisfaction, n’ont certes pas arrangé la chose. Pourtant, il faut bien constater que si le sacrifice du Christ a été unique, la grâce qu’il a valu à l’humanité ne dépend pas qu’on dise dix messes à un prêtre au même moment (dont neuf sans public), ou une messe à dix prêtres. Pour les tradis, cela reste un casus belli.
On trouve les abbayes bénédictines conservatrices parmi les plus libérales en la matière : sans mener de contestation théologique sur le bien-fondé de la concélébration, elles n’en usent jamais sauf aux deux jours où les messes basses individuelles sont interdites : le jeudi saint et le samedi saint. Et encore me dit-on que pour le samedi saint, c’est une innovation…
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