Dans la vie financière des entreprises, la vérification annuelle de la fidélité des comptes est un rituel inévitable – car légalement obligatoire. Les commissaires aux comptes, qui doivent être au moins deux par entreprise, sont les responsables de cette vérification annuelle. Leur fonction est soigneusement encadrée par le règlementation : ils doivent être indépendants de l’entreprise (donc pas salariés, ni actionnaires, ni conjoint d’un actionnaire ou d’un dirigeant, etc.), leur mandat doit être renouvelé tous les trois ans et ils s’engagent personnellement sur ce qu’ils certifient, c'est-à-dire qu’ils sont pénalement responsables d’une « fausse » certification.
La certification des comptes d’un grand groupe « industriel » est une opération tellement complexe, protéiforme et lourde qu’il existe des sociétés spécialisées : ce sont les cabinets d’audit dont les plus connus sont les « big four » : PwC, Deloitte, KPMG et Ernst&Young. Effet d’opportunité aidant, les cabinets d’audit ne sont pas de simples coteries d’experts comptables que l’on mobilise saisonnièrement mais des prestataires de services intellectuels pour le compte des grandes compagnies du marché. En plus d’intervenir en audit comptable proprement dit, les « cabinets » peuvent réaliser des missions de conseil, des « due diligence » préalables à une fusion, une acquisition ou une cession, des audits de nature non comptable, du « prêt » d’auditeurs à ses clients (je mets exprès entre guillemets car je simplifie) et ainsi de suite. Un cabinet d’avocats se tient généralement non loin. Les missions de conseil sont généralement réalisées auprès du middle management des clients – cela peut être par exemple un rôle de maîtrise d’ouvrage sur un projet informatique. Le conseil de haut niveau, qui s’adresse à la direction générale d’un groupe industriel, est un autre métier, exercé par d’autres cabinets (dits de « stratégie »).
Le personnel des cabinets intervient en équipes hiérarchisées. Des « juniors » et des « seniors » réalisent les revues de comptes nécessaires, un « manager » vérifie et valide leurs travaux et communique les anomalies trouvées au client. Un « associé » gère la relation commerciale au haut niveau, c'est-à-dire avec le directeur financier de son client. C’est l’associé qui « signe » les comptes… et qui va en prison s’il signe n’importe quoi. Au moins en théorie. Tout ceci, gardez-le en tête, est très simplifié. Il peut y avoir d’autres grades dans la hiérarchie du cabinet. Les « seniors » peuvent intervenir sans « juniors ». Le « manager » a aussi un rôle commercial, et ainsi de suite. Tout cela est adapté à l’importance de la mission et aux spécificités du client. Mais ce qu’il faut retenir, c’est cette structure hiérarchique dans laquelle chacun relit les travaux produits par l’échelon inférieur.
Les « big four » étaient autrefois « big five » : c’est l’affaire Enron qui a eu raison d’Arthur Andersen, jugé complice de la falsification des comptes du courtier en énergie. Vous lisez bien : la malhonnêteté de quelques associés a précipité la chute du cabinet tout entier. C’est dire qu’un associé ne signe pas n’importe quoi n’importe comment. C’est dire aussi que la hiérarchie et ses multiples relectures et révisions a son importance. C’est dire enfin que les risques pesant sur un cabinet d’audit sont importants, donc qu’il y a quelques rémunérations importantes aussi. Et de la tension, du stress, des remises en questions permanentes, renforcées par le fait que la plupart des sociétés clôturent leur comptes au 31 décembre, donc que la charge de travail tend à être concentrée sur une période de l’année : l’automne et le début de l’hiver.
Lorsqu’on veut, journaliste, écrire un article sur les conditions difficiles de travail dans un cabinet d’audit, faut-il donc faire appel à une junior qui n’y a passé que neuf mois et fait une dépression ? Cela dépend de ce que l’on cherche. On pourra s’en faire une idée ici :
Quand on lit donc que notre témoin anonyme se bornait à faire des photocopies et réalisait un travail abrutissant et sans valeur ajoutée d’une part, mais que NEANMOINS elle détectait à longueur de journée des fraudes que sa hiérarchie s’employait à étouffer, on comprend vite qu’il n’est pas question d’objectivité mais de spectacle. Les commentaires bien intentionnés qui suivent l’article en témoignent. « affligeant ». « et l’on se demande pourquoi on est en crise » et j’en passe. Ainsi chacun, après la lecture de l’article, pourra s’en retourner chez soi avec le sentiment de l’indignation accomplie. N’est-ce pas à cela que servent les médias aujourd’hui : indignation et polémique ?
Il y aurait beaucoup à dire sur le fonctionnement des cabinets d’audit. Ce n’est pas vraiment révoltant, c’est instructif, c’est bon de le savoir et surtout, ce n’est pas simple. Je me limiterai dans ce papier aux accusations d’étouffer la fraude.
La plupart des jeunes diplômés qui sont recrutés par un cabinet d’audit sortent d’une école de commerce ou d’une université assimilable. L’audit et le conseil informatiques recrutent volontiers quant à eux des ingénieurs ou des commerciaux. Tout ce petit monde a donc un bac+5 en poche, a fait une bonne impression sur quatre ou cinq responsables hiérarchiques et débute un métier qu’il ne connaît pas, sinon qu’il est dur et qu’il paye beaucoup. Ce n’est pas par passion pour l’audit qu’on entre dans un cabinet mais parce qu’on est prêt à travailler beaucoup pour gagner assez bien sa vie, donner à son salaire une bonne « pente à l’origine », intervenir dans des contextes et des clients variés et donc acquérir rapidement cette « intelligence » du milieu de l’entreprise qui est un argument DECISIF pour l’obtention de postes intéressants par la suite. Comme pour les classes préparatoires, les auditeurs juniors pensent que le jeu en vaut la chandelle. Un associé saura donc bien que, sauf cas exceptionnels, un auditeur restera trois ans environ dans « la firme » puis qu’il ira travailler chez un client, très vraisemblablement dans une direction financière, au contrôle interne, au contrôle de gestion voire dans un back office opérations. C’est un contrat, c’est tacite et c’est universellement connu.
Dans les trois ans qu’il passera dans un cabinet, un auditeur sait qu’on s’attend à ce qu’il progresse à un rythme soutenu et qu’il monte en « grade » régulièrement. C’est ce que l’on caricature par « up or out » : tu montes, ou tu sors. Ce serait trop de luxe, dans un effectif semi-mercenaire, de maintenir des médiocres c'est-à-dire des collaborateurs dont le travail doit être refait par un supérieur qui, par définition, n’a pas le temps pour cela. C’est aussi en raison de ces règles tacites qu’il y a peu de licenciement dans les cabinets : un collaborateur médiocre est invité à partir de lui-même.
Or donc, la fraude.
(la suite MERCREDI)
Bonjour Monsieur,
Je suis bien d'accord avec ce que vous dites, mais j'aimerais en savoir davantage et savoir si vous vouliez et pouviez prendre le temps de me répondre ?
Je vous remercie
Cordialement
Rédigé par : sophie | 03/11/2014 à 15:36