"vous voyez, Sire, je ne sens rien" (tu parles)
"Je me suis contenté de donner (au roi), faute d'épouse, l'ami dont le Seigneur, qui l'aimait tant sans doute, puisqu'il l'a tellement éprouvé, n'a peut-être pas voulu le priver." (S.D., dans la postface)
Il y a des livres qui doivent tout à leurs illustrations et qui, lorsqu’ils sont privés d’elles, laissent voir la mécanique du roman, mettent à nu la fabrique de l’auteur. L’Etoile de Pourpre est de ceux-là : l’impression laissée sur ses lecteurs n’aurait pas été la même s’il n’y avait eu les illustrations de Pierre Joubert, si l’angevin et lépreux roi franc de Jérusalem n’avait pas eu un visage – une espèce de sainte face vouée à la souillure, tout comme celle de son modèle dans l’esprit de Serge Dalens, le Christ. L'"Enfant-Roi" fait face à "l'Enfant-Dieu", s'identifie presque à lui. "A qui irai-je sinon à vous?", dit l'un des personnages au roi.
On connaît le bon mot de François Mauriac à la vue du manteau que Daniel-Rops avait acheté à son épouse avec les droits de Jésus, son livre le plus célèbre. « Doux Jésus !» se serait exclamé le châtelain de Malagar en caressant la fourrure. L’anecdote me revient en mémoire non seulement parce que Daniel-Rops préface, et dans une certaine mesure consacre, l’Etoile de Pourpre ("un de mes meilleurs confrères du Quai Conti", commence-t-il), mais aussi parce que ce roman destiné à l’origine aux « aînés » baigne dans le catholicisme bourgeois de son époque. C’est l’âge d’or de l’Action Catholique, du néo-thomisme, du scoutisme aussi, de la starification d’un Bouyer, d’un Teilhard et de l’armada des liturgistes qui fera tout sauter quinze ans plus tard. Ce sont les derniers flamboiements des mencheviks catholiques et c’est pour cela que la production littéraire de l’époque date terriblement à nos yeux. Ensuite, tout a changé très vite.
L’Etoile de Pourpre n’a pas échappé à ce défaut ; elle a pris une teinte désuète qui gêne la lecture. Sans les images, elle semble n'être qu'un Druon ou un Bordonove de plus, Bordonove que l'auteur vantait d'ailleurs dans une de ses éditions. Rédigée pour une collection officiellement non confessionnelle, l'Etoile parle du « Seigneur » pour désigner Jésus, dit de Jean qu' "il était placé entre eux commela Vierge l'est entre le Christ et les hommes", considère que les Croisades étaient une entreprise nécessaire pour protéger un Occident distant de plus de trois mille kilomètres, tait les exactions des Croisés en 1099 à Jérusalem, tolère les anachronismes ("offrir à Dieu", les ornements liturgiques noirs et l'Ave Maria ne se pratiquaient pas au douzième siècle) et semble tenir Saladin pour l’un des seuls musulmans civilisés de l’époque. Bref, les années cinquante.
Il y a plus agaçant. Si l’on fait abstraction des illustrations, que toujours la grâce habite, on ne peut qu’être frappé par l’invraisemblance inouïe de l’histoire. Le roi Baudouin IV de Jérusalem rachète à grand prix des captifs. L’un d’eux, Denis, apprend que le roi est lépreux et malheureux. Eperdu de reconnaissance, il tente de se mutiler afin d’attraper la maladie, puis se fait passer pour lépreux afin de pouvoir rester en la compagnie du souverain. Une blessure partagée avec le roi au cours d’une bataille le rendra lépreux pour de bon. Puis il mourra dans un autre combat, laissant Baudouin IV seul et plus malade que jamais, au prises avec la fin du royaume franc de Jérusalem.
C’est paradoxalement là que l’affaire devient intéressante car elle montre que, sous le ronronnement d’une littérature catholique et bourgeoise, documentée, pédagogique, édifiante, bien écrite, remarquablement synthétique, sans surprise et sans guère de caractère en somme, se cachent des idées fixes sourdes, ni catholiques ni bourgeoises, radicalement autres. A l’évidence, Dalens n’a pas voulu faire de roman pour évoquer les croisades ou le dialogue des religions mais pour être en mesure d’écrire des phrases, de rejouer des scènes, de broder sur des thèmes qui lui sont autant d’obsessions puissantes. L’abracadabrant rachat de Denis ou son masochisme, qui le conduit à se poignarder gratuitement la paume de la main, ne sont que les invraisemblables conditions qui permettront à l’auteur d’écrire d’autres scènes, celles auxquelles il tient vraiment. A la lecture de ces scènes, on oublie le cul de plomb de la première partie du roman, les intrigues politiques, les invraisemblances de la petite histoire glissées devant la scène de la grande histoire. On respire, on souffle enfin, on est d’ailleurs dans une narration qui n’est pas sans rappeler quelques séries américaines de qualité, on est « dedans » et l’auteur aussi.
Et voici ce qui inspire vraiment Serge Dalens : une après-midi d’amitié passée entre deux garçons loin des contraintes du palais. Une baignade en catimini dans une citerne de la ville. Un mariage et un adoubement (messe pontificale avec assistance royale, on en a pour son argent). Deux chevaliers évanouis dans les bras l’un de l’autre, toujours en selle et blessés par le même coup de sabre – l’auteur de la Chanson de Roland n’aurait pas trouvé mieux. Des jeunes qui ne sont certes pas les plus intelligents mais qui ont du "coeur", infiniment de coeur - on dirait aujourd'hui qu'il sont de la maison de Griffondor. Et la fin, la perte de l'ami, où la lèpre du roi devient visible et ne pourra plus être caché au peuple et où Baudouin doit continuer à porter seul le poids du Royaume qui s’effondre.
Pour le dire plus simplement : l’amitié adolescente, le grandiose royal, la générosité inconditionnelle et l’adolescence souffrante, punie par le monde et les tours des adultes. Ces thèmes, on les retrouve exactement dans le Prince Eric, dans les Voleurs… dans tout Dalens. Ces thèmes, l’auteur ne les christianisme à aucun moment. Il n’est pourtant pas avare de références et de descriptions dans le reste du texte ; ici, non. L’auteur est face à ses obsessions, ses archétypes qui dépassent toute religion ou tout modèle social. L’amitié, le sacrifice, la jeunesse, la souffrance sont tant catholiques que musulmanes ; elles sont universelles, elles sont absolues, elles transcendent tout.
Dalens serait-il un dynamiteur ignoré dont les attentats sont passées inaperçus ? Lorsqu’on considère l’image d’auteur très conservateur qui l’accable de nos jours, cela ne fait pas de doute. Mais Dalens a donné de furieux coups contre les barreaux et les murs de la cage où il s’est lui-même tenu. Pour une raison que j’ignore et à laquelle les splendides illustrations de Joubert ont certainement contribué, la cage n’a pas cédée. Mais ôtez les images, gardez seulement le récit et vous découvrirez dans les murs de sa prison et les phrases de ses livres les signes de la possession par des obsessions puissantes qui seules semblent pouvoir infuser la vie – trop peu de vie hélas, trop camouflée – à des textes que le contexte plaque au sol.
Mais parfois lorsque le récit s’envole, c’est extraordinaire. La fin est à la hauteur des dernières minutes de Six Feet Under. Le lecteur qui a commencé l’Etoile de Pourpre avec un certain agacement la terminera bouleversé à la crépusculaire dernière page ("Baudouin voudrait s'arrêter de vivre, de régner, de combattre : impossible, il est le roi. Il voudrait fuir, se réfugier en quelque couvent, se terrer au moins en quelque pièce obscure : impossible, il est le roi.") Et tout ce qu’il gardera du roman dans son cœur et sa mémoire proviendra des rares instant où Serge Dalens n’aura pas brisé les ailes de son esprit et de sa plume.
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