Ci-dessus : le Chambertin qui ne se trouve qu'à Hong Kong et à Shanghai.
« Une dégustation à l’aveugle a montré récemment que les vins chinois étaient désormais meilleurs que des Bordeaux. » Derrière cette phrase, qui résume ce que les médias ont dit de l’événement et ce que les péquins lambda en ont retenu, se cachent comme d’habitude beaucoup de choses qu’il faut comprendre afin que l’événement « résonne » comme il le devrait.
Le journaliste doit informer mais il doit aussi vendre : c’est pourquoi la recherche du spectaculaire aura souvent la priorité sur la recherche de la vérité. Ici, c’est l’annonce qui est spectaculaire : on franchit un cap. Les vins chinois « ont dépassé » les français, qui sont réputés les meilleurs du monde. Dans le cerveau de Madame Michu, ou de Raymond de la compta – mais aussi d’Erwan qui fait la queue au MK2, c’est ce qui est connoté par le message qui est le plus important : la Chine progresse, la Chine joue désormais dans notre cour. A défaut de manger le pain des français, les Chinois les dépassent dans ce qu’ils ont de plus inaccessible et universellement estimé : leur vin. Cela permet de libérer quelques fantasmes : nous déclinons, ils vont nous manger tout cru, nous allons être leurs esclaves, nous n’avons pas assez de volonté, ils sont trop gros – tout un parfum de fatalisme, de schadenfreude, bientôt sans doute de xénophobie. Le monde ne sera plus jamais comme avant. Bref, nous avons de l’eau jusqu’aux narines et c’est presque jouissif. (En réalité c'est faux : les Chinois se fichent de nous très largement, sauf quand ils sont riches et qu'il faut choisir où partir en vacances. Ce qui intéresse les Chinois, c'est la Chine.)
Le même stratagème avait été utilisé au milieu des années 70 pour les vins californiens. La mémoire collective en a retenu la date du début du déclin des vins français. A tort ou à raison ? C’est une question d’idéologie. Il est vrai que les idées rentrent mieux dans les cerveaux quand on est le seul à parler, ou le seul à se faire répéter : si j’ai entendu les échos, en 2012, de cette dégustation de 1975, je n’ai jamais entendu résonner les avis divergents qui disaient que cela ne signifiait pas grand-chose. Soit personne ne s’est levé pour parler (ce dont je doute), soit les journalistes ont choisi de ne prêter leur voix, leur plume et leur micro qu’à ceux qui chantaient le début de l’ère viticole californienne.
A part la légitimité nouvellement acquise pour certains producteurs de vendre des bouteilles à cent dollars, et le goût du neuf pour lui-même qui a poussé certains à boire du californien, qu’est-ce qui a changé quarante ans plus tard ? Un coup d’œil chez le moindre caviste l’atteste : rien. Les vins californiens sont relégués sur une demi-étagère nommée « vins du monde » où l’on trouve le premier producteur mondial de vin (Gallo, qui fait des choses décentes) en compagnie du second (Concha y Toro, très décent aussi tant qu'il n'est pas cher) et de quelques Chianti douteux. Pour la domination des vins « du Nouveau Monde », on repassera – et ce n’est pas juste un problème de présence locale d’un importateur ou d'exception culturelle : Gallo et Concha sont PARTOUT en Europe. Ils se sont fait une niche ; ce n'était pas la fin du monde tel que nous le connaissions.
La dégustation chinoise a été organisé par l’édition chinoise de la Revue du Vin de France, dont la rédaction française s’est désolidarisée d’étrange manière, on verra comment en bas de ce billet. On a donc réuni quelques critiques pinardiers, on leur a fait boire une dizaine de crus sans montrer l’étiquette et on leur a demandé de les classer. Cinq crus étaient des productions chinoises, cinq autres des Bordeaux. Le consensus a placé la plupart des Bordeaux au-dessous des crus chinois. On comprend donc à qui profite le crime : à l’ego national. Non seulement la production de l'Empire du Milieu dépasse ce qui est perçu là-bas comme le vin du Pays du Vin, mais même leur meilleur vin du monde, le Bordeaux. Le but de la dégustation chinoise, c’était de se dire entre chinois : « on est sacrément forts, hein, les gars ! Même pas dix ans et on fait déjà mieux qu’eux et moins cher ».
Et pourtant, il faut se rappeler que les Chinois ne boivent pratiquement pas de vin, hormis une classe minuscule de nouveaux riches à la mode, buveurs d’étiquette, qui utilisent comme substitut du goût le prix de la bouteille. Plus c’est cher, meilleur c’est : les marchands de vin, les boutiques d’aéroport regorgent de premiers crus de Bordeaux à des prix exorbitants, avec, au milieu, un ou deux rosés de Provence facturés la même chose. Quand ce n’est pas des contrefaçons de Bourgogne à l’étiquette anglaise et latine, mise en bouteille à Châteauneuf du Pape. C'est comme ça pour le moment, ça changera sans doute un peu dans les prochaines décennies. Question de culture et de nouveauté.
Pourtant il y a une production chinoise de vin, totalement exogène. Les viticulteurs sont français, les vignes plantées il y a moins de dix ans. Et la population locale, paraît-il, musulmane : les gens du cru ne boivent donc pas ce qui est produit chez eux, donc ne savent pas ce que ça vaut. On veut nous faire croire que ces français sont là pour l’amour de la vigne, par esprit de pauvreté même, eux qui n’ont pas les moyens de se payer un vignoble en France. Et puis on voit que les entreprises concernées riment avec « Lafite-Rothschild », bref que ce sont les extrémités de tentacules dont on ne comprend plus tellement s’ils viennent de France ou de Chine.
Sachant cela, la dégustation de la RVF chinoise apparaît de plus en plus pour ce qu’elle est : une publicité gratuite, un jeu gagnant-gagnant. Les plumitifs français sont bien tombés dans le panneau, une fois encore. Tout le monde avait intérêt à ce que le résultat soit ce qu'il fut : les critiques, pour étaler leur indépendance d’esprit et leur insoumission aux préjugés qui dictent que les vins français sont meilleurs ; les investisseurs chinois par fièreté nationale ; les investisseurs français, pour prouver que leurs investissements étaient judicieux. On est la lumière du monde, oui ou merde?
Pourtant, quand on se rend sur place et qu’on goûte la production locale, les « dynasty » et autres, je suis désolé de le dire, on boit de la merde. Pas cette merde noble qui donne un arrière-goût corsé et voyou au Chambertin, non, de la merde, de la piquette pire que la cuvée du patron dans un bistro d’Aubervilliers, un truc que même Monsieur le Curé ne voudrait pas pour dire sa messe. Dans le meilleur des cas, c'est plat.
Alors certes, il doit bien y avoir cinq crus en Chine qui valent quelque chose. Mais au point de dépasser un Bordeaux ? Malgré le caractère résolument surévalué de ceux-ci ? On comprend mieux quand on voit dans la liste des perdants malheureux le Mouton-Cadet, Saga (de chez Lafite, tiens tiens) et quelques-un de ses comparses, des bouteilles qui valent deux euros et qu’on paye dix ou onze, des trucs dont un Allemand ne voudrait pas pour faire du vin chaud à Noël. Ah oui, tout de suite, c’est moins difficile de battre CA.
Voilà ce qu’un journaliste moins fainéant que les autres aurait du vous dire au sujet de cette dégustation chinoise. Il s’en est trouvé un dans le RVF pour le faire loyalement, à juste titre puisqu’on se demande bien, une fois la nouvelle déshabillée, en quoi elle pourrait intéresser quiconque, en quoi elle est de l’information et non du bruit. Mais, en cet été où les agences de presse sont plus hardies pour dénoncer leur parodies que pour se demander pourquoi le prix du Château Latour a été multiplié par 10 en quelques années, je ne m’étonne plus de rien.
Voilà comment un événement conçu dès le début comme une intox a été pris (par flemme, je veux le croire) comme une information. Vous allez l’entendre à la machine à café, au restaurant, aux dîners de famille. Les mêmes qui vous disent que « Sao Paulo c’est tellement dangereux qu’ils ne se déplacent plus que par hélicoptère là-bas » vont vous seriner que « tu sais, maintenant, les Chinois font du vin qui est meilleur qu’ici ». Et tout ça parce qu’une piquette locale à 40 euros a été jugée moins mauvaise que les autres, a plu plus qu’un Mouton-Cadet.
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Un peu de bibliographie pour vous faire perdre dix minutes de plus et se convaincre que les journalistes s'y connaissent autant sur le sujet que pour le monde arabe :
Un article ni fait ni à faire : clic. Lisez les commentaires, c'est instructif. La Bruyère aurait beaucoup aimé. "Je pense du bien des vins chinois ergo je les connais mieux que vous ergo je suis le premier à savoir les choses importantes ergo vous, pas". Chuis trop un globe trotter, tu vois.
La caisse à résonnance : clic, clic (observez comme c'est toujours les mêmes noms qui reviennent), clic, clic ("le vin détrône l'alcool national", LOOOOL, et spécial dédicace à la photo de mauvais goût) et clic. Difficile d'échapper à la piquette extrême orientale entre mai en juin 2012. C'est si beau qu'on dirait les Exercices de Style de Queneau.
La RVF et le vin chinois : liaisons dangereuses ?
Premier son de cloche de la RVF : "c'est globalement dégueu".
Deuxième son de cloche : "même les chinois LOLent et d'ailleurs nous n'avons rien à voir avec cette RVF et puis c'est quoi le vin, d'abord?".
Absence de vins californiens en France : est-ce que ce n'est pas bêtement qu'ils sont bus localement ? Je n'ai pas réussi à trouver autre chose que du Gallo près de chez moi, alors qu'on a sans problème des vins australiens, chiliens ou sud-africains. Comment expliquer la différence ? Inversement mes amis britanniques ne connaissent pratiquement pas l'existence du bourgogne blanc : je crois qu'on les boit tous en France.
Pour revenir dans le sujet, j'ai bu du Great Wall il y a dix ans. Ce n'était pas terrible. On m'a dit que c'était devenu très buvable.
Rédigé par : Jastrow | 24/07/2012 à 09:25
Jastrow : localement, certes, mais ces business-là se satisfont-ils de rester locaux? Ils seraient bien les seuls. Les californiens exportent largement - il suffit de regarder la carte des vins d'un restaurant anglais notamment, grands importateurs devant l'Eternel. Le volume de la production n'est pas non plus comparable. La Bourgogne ne peut pas arroser la planète entière ; la Californie, sans doute, et le Bordelais, oui (il le fait déjà). Tant mieux, d'ailleurs, on garde le meilleur pour nous :-)
Rédigé par : Pierre Schneider | 24/07/2012 à 20:37