Ci-dessus : "la France, Monsieur!"
On a beau jeu de donner des leçons d’histoire et d’examen de conscience à la Turquie, y compris par voie législative, quand on est incapable de regarder sa propre histoire en face, plusieurs décennies après les faits, quand on est même incapable de poser un regard objectif sur une révolution qui s’est passée il y a plus de deux cents ans. Faut-il s’en étonner ? Bien sûr que non. Depuis la Troisième République au moins, l’histoire est un outil politique, un prétexte pour que le pouvoir en place raconte des contes qui lui sont utiles à lui seul, c'est-à-dire qui le légitiment.
Notre esprit est tellement saturé par cet invisible bourrage de crâne subi de l’école primaire au bac que nous ne nous en rendons même plus compte. Qui a assez de mémoire pour se souvenir de ces manuels, où chaque double page, consacrée à un thème canonique, commençait par un titre, une photo, et un texte qui s’apparentait à une belle histoire vraie ? Les beaux esprits anti-colonialistes, alors que nous n’avons plus de colonies, se gaussent maintenant depuis des lustres sur « nos ancêtres les Gaulois ». Il faudrait railler d’égale manière ces autres concepts : « la Préhistoire », « Vercingétorix », « le vase de Soissons », « les rois fainéants », « les invasions barbares », « Charles Martel à Poitiers », « seigneurs et paysans », « la Guerre de Cent ans », « Jeanne d’Arc », « la Renaissance », « les Grandes Découvertes», « les Rois qui ont fait la France » et le plus fantasmé de tous, « la Révolution ». Car à peu près tout ce que nous avons appris à l’école et au collège et à peine approfondi ou remis en question au lycée, TOUT a été dicté, inspiré, rédigé, par un régime qui voulait avant tout renforcer la cohésion du pays et de la nation, coller ensemble les différentes parties de la France de manière centripète, afin qu’on ne puisse plus les séparer. Cela a d’ailleurs assez bien marché.
Les moyens ont pu être bénéfiques : politique de désenclavement du sud et de l’ouest, imposition vigoureuse de la langue française, construction de routes et de chemins de fer : la Troisième République, le Second Empire avant elle, avait bien compris ce qu’il fallait faire. Parfois les moyens étaient plus contestables. La xénophobie de l’époque semble parfois ahurissante, de même que le militarisme naïf ou le colonialisme tous azimuts. De ces derniers, nous nous sommes défaits au point qu’il est incroyable de penser qu’on pouvait croire sérieusement, avec les gens de l’époque, que l’Allemand sentait mauvais. Il est manifeste aujourd’hui qu’on lui en voulait, au Boche, de n’avoir pas fait le joli cœur en 1869 devant un photographe mais d’avoir traversé le pays jusqu’à Angers, l'année suivante, sans même dire bonjour. (L'iconographie de la guerre de 70 est un sujet sociologique fascinant).
Pour l’histoire, la chose est différente. Nous semblons n’être pas encore sorti de ce « roman national », cet ensemble de fables historiques dont le but occulte est de légitimer, de consolider, de définir des gentils (nous) et des méchants (eux). Si « l’Allemand sent mauvais », les Mérovingiens, ces boches, peuvent donc être fainéants de père en fils en cousin : ce ne sont pas des Français. Vercingétorix peut bien être un Bazaine qui aurait sauvé l’honneur contre les envahisseurs – de même d’ailleurs que Jeanne d’Arc, qui porte le génie surgi du prolétariat rural et méprisé, voire tué, par les grands. La Révolution peut bien être alors « un bloc » que l’on ne doit pas inventorier, quand on ambitionne de jouer un rôle mondial. Cela pouvait servir pour faire tenir ensemble, vers 1880, autour de la vulgate radicale et républicaine, un pays qui avait connu sa dernière dictature dix ans avant et qui devait se définir autant que définir ses ennemis.
Le problème, c’est que cette vision désormais prodigieusement ringarde persiste aujourd’hui. Nous avons oublié certains héros et certains méchants : Jeanne Hachette, Jean Sans Peur ou l’amiral de Coligny ne disent plus grand-chose à personne. Nous les avons remplacés par d’autres héros plus récents dans l’air des valeurs du temps : Jaurès, Clémenceau, de Gaulle, Gandhi, Jean Moulin, Pierre Laval ou l’abbé Pierre. Les héros sont différents mais cela reste des contes de fées qui enjoignent de prendre parti. Ceux qui ne supportent pas cette histoire d’état parce qu’ils s’y trouvent eux-mêmes trop en marge ne réussissent pas à s’en tirer. Pour un maurrassien ou un nostalgique de la Collaboration, de Gaulle ne sera plus un grandzhomme mais un déserteur : on reste dans la fable, pourvu qu’à la fin il y ait des gentils, qu’ils gagnent et qu’on puisse bien voir que NOUS étions de leur côté, que NOUS avions fait le bon choix, voire que NOUS avons raison contre tous les autres. La vérité, bien entendu, y perd beaucoup.
On peut passer sous silence le Code Noir, ou les Massacres de Septembre, ou les morts de l’Empire, à chaque bataille dix fois ceux du 11 septembre 2001, ou les décimations de 1917 (encore que). On choisit majoritairement, encore aujourd’hui, d’ignorer la torture infligée par l’armée en Algérie. Pour la Collaboration, ce n’est plus possible. La stratégie d’évitement consiste à dire : « Vichy, ce n’était pas la France ». Comme si « la France », en l’éclair d’une fraction de seconde, avait fait ses bagages et était partie vers Londres et les Colonies, sur les ailes du vent, une fois que les pleins pouvoirs avaient été votés à Philippe Pétain ? C’est ridicule, d’autant plus que la réalité de ce transitus n’a été affirmée qu’une fois que le parti adverse a prévalu. Belle histoire du Père Castor, oui ; mais rien qui soit basé sur des faits, indépendant du parti dominant. Autrement dit, rien qui soit historique.
A-t-on l’idée de dire du génocide arménien : « ce n’était pas la Turquie » ? Du nazisme : « ce n’était pas l’Allemagne » ? De Pol Pot : « ce n’est pas le Cambodge » ? De la Conquête de l’Ouest : « ce n’était pas l’Amérique, juste quelques pionniers » ? Lorsque Byzance tombe en 1453, est-ce le fait des Ottomans ou d’une poignée de janissaires séditieux et incontrôlés qui ne représentent qu’eux-mêmes ? Et Jérusalem en 1099 (tiens, un 14 juillet) : le fait des « Francs » ou d’une bande de seigneurs vagabonds ? Est-ce la France qui a conquis l’Algérie en 1830, ou un corps expéditionnaire qui n’engage que lui ? Est-ce la France qui a déclaré la guerre à la Prusse après l’incident de la Dépêche d’Ems (un autre 14 juillet), ou est-ce Napoléon III qui agissait motu proprio ? Est-ce la France qui des troupes à Suez ? Lorsque Jésus est crucifié, est-ce le fait de la force d’occupation romaine ou de quelques sicaires désœuvrés ? On ne se pose même pas la question tant c’est évident.
Lorsque « la France » fait quelque chose, ce n’est pas lorsque tous ses citoyens réalisent unanimement quelque chose car alors la France ne ferait jamais rien. C’est lorsque les représentants du pays, ceux qui agissent au nom du peuple ou par mandat du peuple, font quelque chose. « La France » qui a la capacité d’agir, c’est une collection de personnes morales, c’est l’état qui se proclame français et les sociétés publiques qu’il fait exister pour accomplir sa mission : police, justice, trésor, fisc, armée, et bien d’autres encore. On pourrait débattre pour savoir si une société publique aussi peu régalienne que la SNCF participe à « la France » ou pas, on pourrait se poser la question des collectivités locales ou d’autres corps constitués. Mais nul doute que « la France », c’est ça.
Alors, malgré mon peu de sympathie pour ses idées, quand le Président de la République qualifie la rafle du Vel d’Hiv de « crime commis en France par la France », je ne peux qu’acquiescer. Il y a eu des ordres, des réunions préparatoires. Il y a eu des notes de service. Il y a eu une logistique (9000 policiers et gendarmes). Il y a sans doute eu une réquisition du vélodrome, de moyens de transports, d’hommes, de matériel, tout cela public. Il y a eu l’exécution volontaire, sur ordre, par des forces de l’ordre parfois maugréantes, d’un acte criminel réclamé par les Allemands : 13 000 Juifs raflés, dont plus de 99% seront morts un mois plus tard. Il y en aura 29 000 autres la même année, cela par les structures officielles en place dans le pays et qui, n’en déplaise aux Londoniens de la première heure, étaient les seules en place, étaient sans concurrence, étaient les seules disposant des attributs et des moyens d’être effectivement un état qui fonctionne, étaient « la France ». C’est pour la même raison que la délation, à la même époque, n’est pas le fait de « la France ».
Alors on peut se maintenir dans la péroraison péroniste ou souverainiste de fabulistes qui affirment que, toutes les fois que le pays légal est méchant, c’est que le pays réel a fui? (dors-tu content, Maurras ?) Peut-on continuer de s’irriguer à ce venin de soixante-dix ans, de se résoudre à découvrir plusieurs dizaines d’années plus tard les iniquités commises et les va-et-vient de la légitimité républicaine? Peut-on s'indigner dans le même temps qu’on n’ai pas mieux épuré les communistes en Pologne, ou les génocidaires au Rwanda?
Ou bien peut-on enfin mûrir un peu?
On pourrait par exemple se demander ce que la France a fait d’autre pour l’Allemagne à l’époque. L’empressement de Pétain à instituer un statut des Juifs avant même qu’on le lui demande est connu. Mais que peut-on dire d’autre, notamment sur la collaboration économique, sur le phagocytage de l’énergie d’un pays, jusqu’à sa nourriture, au profit de la puissance occupante ? Que peut-on dire sur la nécessité de tout cela ? Quels risques aurait-on pris si l'on avait réagi autrement ? Prenons garde : on pourrait découvrir que « la France a fait l’amour à l’Allemagne » avec plus d’abandon qu’on ne le pensait.
ci-dessous : l'étape d'après
Ce qui s'est passé, au vélodrome d'hiver, les 16 et 17 juillet 1942, est connu, et reconnu. Ceci fait partie de l'Histoire. Il se trouve que c'est une histoire qui n'est pas incertaine, car elle est documentée, éclairée par un recul qu'on a aujourd'hui (et depuis plusieurs décennies en fait), des témoignages de personnes encore vivantes, bref, on peut épiloguer sur ce qui s'est passé, mais ce n'est pas sujet à débat.
Certains s'amuseront à discuter pour savoir où était la France alors. Tu leur expliques ici que c'était très clair. Soit. Je ne suis personnellement pas certain que ce soit si clair que ça. Définir la France par ses organes publics ? Par ses forces armées, par ses dirigeants, légitimes ou non ? Mais alors, qu'est-ce que la Syrie aujourd'hui ? Qu'est-ce que la Hongrie en 1956 ? L'Algérie des années 50 ?
Comme tu le soulignes, l'Histoire est un outil qui est déployé dans des buts politiques. Mais les historiens ne sont jamais aussi tranchés que ne le sont les politiques. Ils font au contraire preuve de finesse, ils prennent en compte le contexte historique, ils séparent les responsabilités individuelles des responsabilités collectives.
La question qu'on doit se poser aujourd'hui, ce n'est pas si la France a accompli un crime ces jours là. Le crime est acté. La question à l'ordre du jour, c'est de savoir si la France en est aujourd'hui coupable.
Et la France, aujourd'hui, c'est les français. C'est un des mérites d'une démocratie : on a les dirigeants, et le pays, qu'on mérite. Attribuer à la France la responsabilité d'un crime en 1942, c'est attribuer à la France, en 2012, la responsabilité de meurtres qu'elle ne peut pas supporter. D'abord, parce que c'est un tribu qui est lourd. Ensuite, parce que le nombre de personnes qui ont pu être coupables de ceci est particulièrement minoritaire. Et de la même manière que tu n'iras pas voir un allemand pour lui dire : ce que tes congénères ont fait au milieu du siècle dernier est horrible, tu ne peux pas aller un voir un français, et lui dire : Est-ce que tu n'as pas honte de ce qui a été fait, à deux pas de ta maison ?
L'Histoire est un outil politique, c'est vrai. Ce que le président fait en prononçant ce discours, ce n'est pas rétablir la vérité historique. Il n'a pas légitimité à le faire. Il fait de la politique.
Rédigé par : Zozoped | 25/07/2012 à 11:54
"D'abord, parce que c'est un tribu qui est lourd."
-- lire : un **tribut**, bien sur. (shame on me)
Rédigé par : Zozoped | 25/07/2012 à 11:58