L'enjeu
Je suis régulièrement confronté à la nécessité de me faire une opinion sur des choses : des livres, des films, des idées, des faits qu’on me rapporte, des intentions… et les opinions d'autres personnes. J’y suis confronté pour des raisons professionnelles (je suis payé entre autres pour émettre des jugements appréciatifs motivés) mais aussi par goût, par souci d’exercice intellectuel, par habitude, sans doute par besoin aussi.
Mon enjeu, plusieurs fois par jour, c’est de dire si telle ou telle chose est « bien » ou « pas bien » (je simplifie) et pourquoi. Cela va même au-delà : il est nécessaire que tous les « bien », tous les « pas bien » et tous les « pourquoi » présentent une cohérence au fil du temps. C’est parfois un défi. Il s’y ajoute une contrainte capitale : mon opinion doit se former rapidement ; et une condition de contexte : mon opinion peut-être sollicitée de l’extérieur, c'est-à-dire que je ne choisis pas toujours ce sur quoi elle s’exerce.
Il y a des mondes idéaux où l’opinion se forme après une étude approfondie d’un sujet et des ouvrages en traitant , peut-être même après des expériences. La recherche scientifique est l’un de ces mondes, où l’on s’efforce de prendre le temps d’aller en profondeur. Il y a des mondes moins idéaux – c’est le cas au bureau – où le temps requis pour se faire une opinion sur une chose complexe est mesuré. J’ai quelques jours, et c’est tout. Et il y a des cas où l’opinion doit sortir le plus vite possible, pour une multitude de raisons : il y a peu d’enjeux, ou alors je suis sollicité de manière pressante (à table, par le chef dans l’ascenseur, par un fâcheux qui veut que j'acquiesce à une de ses théories etc.)
Dans ces cas moins idéaux – mais qui se trouvent dans la nature – il est impossible de déployer des moyens analogues à ceux d’un chercheur. C’est même à éviter, disproportionné. Et pourtant, l’opinion doit surgir. Dans le cas d’un temps mesuré à l’avance, la stratégie consiste à adapter le niveau de profondeur au temps disponible, à tout couvrir le plus vite possible et à « creuser » les points les plus importants en priorité. L’opinion ressemble alors, lorsque cela fonctionne, à une photo qui sera nette au moins dans les endroits qui comptent.
Les nécessaires raccourcis
Pour le dernier cas, l'opinion quasi-spontanée, il faut prendre des raccourcis. Il faut savoir où l’opinion raisonnable (c'est-à-dire étayée, ou qui a des chances de l’être si on vous donne le temps pour cela) risque de se trouver, et foncer directement dessus. La preuve sera laissée en exercice au lecteur.
Un exemple : je suis face à un livre (un roman). Faut-il l’acheter ? La lecture d’une page au hasard apporte une réponse. Quels sont les raccourcis empruntés ? (a) Le postulat que le livre est homogène et que la qualité d’une page en dit assez sur la qualité du livre. (b) 25 ans de pratique de l’évaluation des romans. C’est comme cela que je n’ai pas eu besoin de lire tout Guillaume Musso pour être certain de la médiocrité abyssale de sa prose.
Je suis face à un livre, cette fois un guide. Faut-il l’acheter ? Les raccourcis empruntés : (a) le postulat que la qualité dans une collection est raisonnablement homogène. Par exemple que les Lonely Planet sont tous assez bons. C’est faux – mais en première approximation, c'est suffisant. (b) le postulat que la présence de conseils ou d’opinions déconnantes disqualifie le guide.
Je cherche donc, dans le guide ou dans la collection, les paragraphes sur les choses que je connais. C’est ainsi que jamais je n’achèterai ou ne ferai confiance au guide Hachette des vins, qui a eu l’audace de dire du bien du vin jaune d’Auguste Pirou, qui est une merde infâme. Entendons-nous bien : jesuis confiant dans l'objectivité relative de mon opinion. Ce n'est pas une affaire de "les goûts et les couleurs, tu sais". Le vin jaune d’Auguste Pirou est – objectivement – détestable, grossier et acide comme du liquide de batterie. Peut être le plus mauvais vin jaune de l’appellation.
Bien entendu, cela marche mieux si vous cherchez des opinions vraiment erronnées, qui ne se prêtent même pas à la discussion. La présence dans un guide de jugements franchements négatifs est aussi un bon signe : même si vous n’êtes pas d’accord avec l’auteur, ce dernier montre qu’il ne se tient pas dans une position doucereuse où l’on ne signale des mauvais que leurs points forts. C’est pour cette raison que je fais sans doute plus confiance aux critiques de cinéma de Télérama que la moyenne de mes connaissances : parce qu’ils sont capables de « casser » et qu’on apprend vite quels sont leurs biais. Ils sont fiables à leur manière.
Pour la musique, c’est un peu différent, plus intuitif. Peu importe. Il m’a suffi de quinze secondes, il y a 20 ans, pour comprendre que les « années de pèlerinage » par Lazar Berman était une interprétation extraordinaire (ou les vêpres de Monteverdi par Gardiner) et je n’ai toujours pas changé d’avis. Je n’ai donc pas de « raccourci » véritable à mentionner quand j’apprécie la musique.
L'opinion sur les idées, version efficace
Et pour les idées ? Mon premier raccourci, jamais facultatif, est de regarder qui parle. Cela ressemble de loin à une notation « à la gueule » ; cela ne l’est pas en pratique pour peu (a) qu’on ait un peu d’expérience dans le débat contradictoire et l’esprit versé à cela, (b) qu’on connaisse un minimum le domaine où on s’aventure. Bref, il faut avoir un peu lu.
Exemple : les tradis invoquent les arguments probabilistes de Georges Salet, déjà mentionnés dans un billet précédent, pour faire valoir un argument d’autorité contre la théorie de l’évolution, qui serait improbable donc irréaliste. L’argument d’autorité consiste à dire « Georges Salet, ancien élève de l’X ». Il est temps de pratiquer le raccourci et de répondre aux idées sur lesquelles s’appuie le débat.
- « Ancien élève de l’X, Georges Salet sait tenir un discours logique et rationnel » : très probable, les X sont triés sur cela, et formés pour. Cela leur vaut même une réputation d’animaux froids au raisonnement vif.
- « Ancien élève de l’X, Salet a un titre légitime à s’exprimer sur la théorie de l’évolution » : sans doute pas, il n’est pas biologiste
- « La thèse de Salet est légitime car elle est scientifique » : absolument pas, elle a été publiée chez un éditeur catho, donc n’a pas été soumise à la censure d’un comité de pairs. C’est quelque chose de non vérifié, de louche indépendament de son contenu. Qui plus est, un discours logique sur des prémisses fausses… garbage in, garbage out, comme on dit. Une recherche rapide montre que les seuls ouvrages « scientifiques » publiés par Salet sont des cours de physique de niveau assez basique. Quand il s’agit de se lâcher dans « l’évolution régressive », alors là, oui, il y a du monde et du fantasme.
- « La thèse de Salet est néanmoins crédible » : très douteux, les seules occurrences où elle est mentionnée à ma connaissance sont dans des contextes d’apologétique catholique traditionaliste. Et ces derniers ne sont pas des grands intellectuels ni des grands objectifs. Qui plus elle, la thèse s’oppose à la théorie dominante et elle date des années 40. Si vraiment elle avait été révolutionnaire, elle aurait engendré une succession intellectuelle. Il y aurait une école salétiste publiée dans des revues scientifiques, contestée mais acceptée dans un dialogue. Ce n’est pas le cas.
- « Même si Salet se trompe, il est objectif et il y a des idées dignes d’intérêt chez lui » : peut-être. Mais Salet n’est pas objectif. Une recherche Google montre qu’il était le directeur de la publication et le rédacteur quasi unique du « courrier de Rome », une publication lefebvriste… donc dont l’objectivité n’est pas la qualité saillante.
A ce stade, et sans avoir lu la moindre ligne, il est évident que l’ouvrage de Salet invoqué par les apologètes traditionalistes est une machine défensive contre la théorie de l’évolution, qui défend bien entendu les intérêts qui le publient, c'est-à-dire les intérêts catholiques tels qu’on pouvait les imaginer en 1940. On a donc une assurance plus que raisonnable, sans avoir feuilleté la moindre page, que la preuve anti-évolutioniste de Salet ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde, qu’on peut la négliger sans risque. Ou comme le dit @baroquefatigue, son livre, c'est du bidon.
Dans ce qui précède, le bon sens a joué un rôle (tout le monde en a), mais je me suis appuyé en plus sur les points suivants (que tout le monde n’a pas au même degré)
- Une connaissance préalable approfondie des idées de tradiland et de son apologétique, qui faisait que je savais déjà où Salet apparaissait dans la paysage intellectuel
- Une connaissance préalable de son argumentaire
- Un peu de culture scientifique de base.
L'honnêteté intellectuelle? je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse, sire
On a pu s’inquiéter de l’honnêteté intellectuelle de cette démarche et que je prenne des raccourcis que Polydamas, par exemple, ne prenait pas. On a pu penser que j’étais biaisé ou de mauvaise foi. En réalité, dans *ce* domaine, je peux conclure et me faire une opinion assez vite en restant assuré que je ne tombe pas dans la mauvaise foi, pour les raisons de familiarité exposées plus haut. Si je devais parler de la physiologie des muscles supinateurs, ou de la manière de réguler la dette par l’inflation, je serais beaucoup, beaucoup plus timide et humble parce que je n’y connais rien, ou trop peu, ou depuis trop peu de temps.
L’honnêteté intellectuelle est d’ailleurs un concept fuyant. Est-ce l’absence de mauvaise foi, de biais conscient ? Alors je suis assez largement honnête. Est-ce le souci d’exactitude, ou d’équité ? Alors je ne le suis pas du tout. Il faut bien entendre qu’un chercheur en sciences – qui n’est jamais qu’un chercheur de vérité, d’une certaine vérité dans les causes secondes, a tout son temps pour bien chercher. C’est le principe de son métier : il est (parfois) payé pour cela. Je sais bien que j’ignore volontairement les contingences du métier de chercheur… mais quoi, c’est un métier. Pour moi, quand il s’agit des tradis, je ne suis pas payé pour émettre des opinions qui tiennent la route ; dans ma recherche de vérité, à mon niveau, je dois faire avec des contraintes très importantes. Je dois dire quelque chose de Salet (puisque j’ai choisi de ne pas m’abstenir d’en parler) alors que Balzac est encore, toujours, dans l’antichambre, que les quelques tweets supplémentaires me priveront peut-être d’écouter du Mahler ce soir, bref, c’est la famine.
Dans ce cas, à l'ambition d'une vérité sûre à 100% après vingt heures d’étude (idéaliste), je préfèrerai atteindre, sur le même domaine, 98% de la vérité en dix minutes (réaliste, pragmatique). Parce que je n’ai pas plus de temps que cela, et que cette vérité m’intéresse un peu quand même. Le trade-off est acceptable, ce me semble. Je ne suis pas chercheur : en pratique, 98% de la vérité, c’est très amplement suffisant. Dans une optique d’agir (plutôt que de connaître), c’est plus qu’il n’en faut. Et mon souci, c’est l’action plus que la connaissance. La connaissance est un plaisir, un délassement – ce n’est pas un enjeu vital pour moi, dans ma condition.
Dans un cours que j'assurais il ya quelques années, je posais la question de la fiabilité d'un travail d’audit qui serait basé sur les rapports d’autres auditeurs. Plus exactement des conditions dans lesquelles on pouvait le faire, et des tâches à réaliser pour le faire bien.
La première des choses que je disais à mes étudiants était celle-ci : « regardez d’où vient le rapport que vous voulez utiliser ». S’il vient d’un cabinet connu, s’il vient d’un professionnel que vous connaissez ou dont vous avez déjà utilisé le travail, vous pouvez déjà lui faire plus confiance qu’à un rapport inconnu d’un cabinet inconnu. Ce n’est pas infaillible – mais quoi ! dans la nature, on travaille avec des assurances raisonnables, pas avec des assurances absolues. Ceux qui ont conduit un scooter sur le périphérique savent ce que je veux dire. Je dirais la même chose aujourd'hui.
Il en est de même dans le monde des idées, pour la plupart des gens. Quand un catho tradi, étiqueté catho tradi, prétend démontrer rigoureusement qu’une théorie acceptée universellement est fausse… eh bien il se plante avec un eprobabilité de 1. Rassurez-vous, vous ne manquerez pas le nouvel Einstein en raisonnant ainsi, parce qeu l'apologétique ne sera vraisemblablement pas la prochaine théorie de la relativité générale ou du grand tout.
Des qu'on a l'assurance que l'apologète se plante, ce n’est plus de l’honnêteté intellectuelle mais du gaspillage de temps que de lire ses arguments. Voilà pourquoi le propos que j’ai tenu était du genre « je n’ai pas lu, je ne lirai pas, et by the way, le livre ne vaut rien ». Parce que j’étais confortable à l’idée de dire cela. C’était choquant par sa désinvolture apparente ; c’était d’autant plus choquant que les tradis ont une maladie bien à eux de se réfugier dans des démonstrations prétendument rigoureuses pour asseoir des thèses ahurissantes. Combien de plans carrés, aux arrêtes coupantes n’ai-je pas lu, dans les brochures de l’AFS, d’Ictus ou des nombreux papiers de la Cause ? Je ne les compte plus depuis longtemps. C’est une de leurs séductions : en lisant leurs argumentaires, on les trouve imparables et on se sent imparable. On s’abrite derrière la pensée fallacieuse d’un autre pour savourer le plaisir d’avoir raison. L’argument de l’horloger ! Le Concile pastoral-pas-doctrinal ! La « messe protestante » approuvée par les protestants ! « La Vierge a dit, à la Salette... » !
Comme je l’ai laissé entendre, il vaut mieux prendre ces risques et ces raccourcis dans un domaine connu, avec un peu d’expérience du débat d’idées. Et là, au début, il faut un réel travail d’approfondissement. J’ai fait mes classes dans la dogmatique traditionaliste. Je l’ai embrassée. Puis je l’ai réfutée. J’ai lu tous les textes pour, et quelques textes contre (il y en a trop). Je me suis embarqué dans ses querelles mal positionnées (les nominalistes contre les idéalistes, j’en ris encore), puis j’ai tenté de me dé-déformer. Je dois dire, avec le recul, que c’était une excellente école. J’étais étudiant : j’avais du temps alors. Heureusement. Je n'en serais peut-être pas sorti sinon.
Dernière révérence de notre ami Salet
Dans l’hypnose raisonneuse traditionaliste, il y a plus charlatan encore que les tradis de base, ce sont les sédévacantistes. Il semblerait que dans leur pays magique, les choses les plus extravagantes sont celles qui se démontrent le plus facilement.
Et, surprise, Georges Salet réapparaît puisqu’on apprend, sur le net, qu’il a pris partie à une longue conversation épistolaire avec un certain abbé Zins, sédévac bouché à l’emeri (on me pardonnera ce pléonasme). Il s’agissait d’une disputatio sur la légitimité du pape – Jean-Paul II à l’époque. Salet essayait de montrer à Zins – il avait du mal – que le raisonnement sédévacantiste s’appuyait sur un cercle vicieux.
Mais les mathématiques ne semblent pas être la qualité première de l’abbé, aussi Salet improvise-t-il un petit cours de logique formelle très bien fichu, que l’abbé comprend de travers, pire qu’un élève de sixième. Après des dizaines de pages noircies, l’abbé semble encore croire que (A -> B) donc (non A -> non B), et joue le faussaire avec un argument d’autorité qu’il ne prouvera jamais (« un agrégé de maths et un élève de spé m’ont dit que j’avais raison »).
Finalement l’affaire des sacres arrive, Salet tombe malade et, je le pense, décède peu après. L’abbé Zins aura l’inélégance de publier sur le net la correspondance, malgré l’interdiction explicite de son interlocuteur. On peut la lire ici :
http://www.phpbbserver.com/micael/viewtopic.php?t=2598&mforum=micael
Ce que je devinais de Georges Salet s’est confirmé à la lecture de cette querelle stérile et futile : raisonnement impeccable, prémisses délirants (Jean-Paul II serait « manifestement hérétique »). On comprend qu’en des domaines de la biologie on puisse préférer un guide plus fiable.
Hihi, la querelle nominalistes/idéalistes (avec les gentils réalistes chrétiens au milieu) était encore enseignée à Ichtus au cours des années 2000.
Rédigé par : Baroque | 01/02/2012 à 22:26
Je ne suis pas d'accord avec l'hypothèse de départ qui dit qu'on a besoin de se faire une idée sur tout. L'expérience et la culture, c'est bien; l'analyse impartiale, c'est (bien) mieux.
A la question : est-ce que cette personne est sérieuse, il y a, de base, non pas deux mais trois réponses. Oui / Non / Je ne sais pas. Et contrairement à ce qu'on peut enseigner en préparation d'entretiens, la troisième réponse est parfois (souvent) la meilleure, car elle prouve qu'une réponse qui est donnée est motivée, et non pas aléatoire ou pifométrique.
Rédigé par : Zozoped | 02/02/2012 à 12:06
Zozped : mais je suis d'accord avec vous, nul n'est tenu d'avoir un avis sur tout. Mais nous ne sommes pas les seuls à choisir les sujets sur lesquels il est opportun d'avoir un avis, ni le temps qui nous est laissé pour le faire. Et, oui, on peut répondre "je ne sais pas". Je le sous-entend puisque mes raisonnements rapides présupposent qu'on soit dans une zone de connaissance et de confort intellectuel. Dans les autres cas, il vaut mieux en rester au bon sens ou au "je ne sais pas".
Rédigé par : Pierre Schneider | 02/02/2012 à 22:27