"Polaire", Jean-Georges Inca
Dans un billet succinct écrit par une loutre qui parle et qui sait accorder « pécuniaire » correctement, on pose la grave question de la valeur de l’art. Enfin, je crois qu’on pose cette question-là, ce qui n’a d’ailleurs aucune importance parce que la valeur de l’art n’est pas un sujet à enjeu.
Néanmoins. Chère Loutre (enchanté, moi c’est Canis Vulpes, ou Felis Vulgaris, ou Sus Scrofa, selon les mouvements et l’humeur), chère Loutre, vous semblez opposer l’art « spéculatif et pécuniaire » à l’art « gratuit ». Vous pensez que l’art, c'est-à-dire le beau, n’a aucune raison d’être exorbitant.
Je ne suis respectueusement pas d’accord. Je passe sur l’équivalence « art = beau » qui n’est pas mon objet aujourd’hui (mais regardez Otto Dix) ; c’est le concept d’art « trop cher » et donc de moralité des prix qui me chiffonne. Et votre qualification emphatique de « grand travers de notre société moderne ». Si seulement nous n’avions que ce genre de travers, la vie serait belle.
Le prix d’une œuvre d’art est très largement le résultat de la loi de l’offre et de la demande, avec les biais qui peuvent aller avec ce genre de mécanisme. Dans le cas d’un produit rare ou dispensable surtout, le prix peut varier grandement dans l’espace et dans le temps. Dans d’autres cas, les variations du prix ont plus de cohérence. Mais il suffit qu’un seul acheteur et un seul vendeur s’accordent sur une somme pour que cela devienne LE prix du bien échangé. Que François Pinault achète un immense homard en plastique à Jeff Koons pour plusieurs millions d’euros ne dit rien sur la qualité des œuvres de Koons, et à peine plus sur les parties prenantes. Elle ne dit pas que le homard est beau, ni qu’il est trop cher. Elle dit qu’il s’est trouvé une personne prête à payer cette somme pour cet objet ?
Dans quel but ? On ne peut que le supposer. Est-ce spéculatif ? Peut-être. Est-ce pour le plaisir de posséder ? Peut-être. Est-ce pour assurer un train de vie à un artiste ami ? Peut-être. Est-ce parce que cela fait bien sur la cheminée du salon ? Peut-être. On ne le saura pas. Une chose est sûre : le montant de la transaction, c'est-à-dire la « cote » de l’artiste sur « le marché de l’art » n’est pas un indicateur de la qualité de l’artiste ni de ses œuvres, mais un indicateur de son attractivité. (Pareillement en philatélie : les timbres chers ne sont pas les plus rares, et les 1F vermillon courent les rues).
l'art : trop cher, mon fils
Comme vous le voyez, il n’y a rien d’artistique qui rentre en compte là-dedans. Vous semblez dire que l’art devrait être gratuit. Eh bien, pour cette tache rouge de « intouchables » ou pour le homard de Koons, c’est raté : ils ont un prix ; et le prix de leur revente tiendra compte du prix du premier achat.
Si vous souhaitez que les taches rouges ou les homards de ce genre soient gratuits, c’est possible. Il suffit de faire le votre. Ca ne coûtera pas cher et, pour vous, vous aurez de l’art quasi-gratuit. Si vous souhaitez qu’ils soient TOUS gratuits, mauvaise nouvelle : vous ne vivez pas dans le monde réel où ils ont un prix.
Si vous pensez qu’il est absurde d’acheter une tâche rouge à des prix très élevés, la réponse est clairement non. François Cluzet achète ce tableau parce qu’il le peut et, on peut le supposer, parce qu’il lui plaît. Rien de choquant ; ce n’est pas la dernière fois que vous verrez quelqu’un mettre une somme inaccessible dans quelque chose de banal et de superflu. (Pensez aux Ferrari).
Si vous pensez que ce n’est pas absurde mais immoral de payer un tel prix, au regard des qualités intrinsèques de l’œuvre, je vous répondrais que la qualité d’une œuvre d’art est un concept souvent subjectif et que la morale n’a rien à faire dans l’histoire. Peut-être alors que le prix soustrait l’œuvre d’art à ceux qui pourraient souhaiter y avoir accès ? Non car il y a les expositions et les musées pour cela. Le homard de Koons contemplé pendant des heures, pour quelques euros, c’est imbattable.
Le vrai problème que soulève votre billet mais que vous ne semblez pas nommer directement, c’est que la médiation entre les artistes et leur public est réalisée par un marché. Cela, c’est un véritable drame, car le marché met au premier plan des caractéristiques de l’œuvre qui ne sont pas les plus importantes, avec des aberrations occasionnelles (la cote des Van Gogh, ou de Hirst, ou de Koons, etc.) Partir sabre au clair contre le prix trop élevé, contre « le caractère spéculatif et pécuniaire », c’est se tromper de combat. C’est charger un défaut particulier qui n’est pas bien gênant – personne ne vous a forcé à acheter un Koons, personne ne vous empêche d’aller les voir malgré leur prix. C’est oublier d’autres défauts plus ennuyeux (le captation de l’argent par des intermédiaires qui n’apportent pas ou peu de valeur, galeristes, éditeurs, maisons de disques, cartels de producteurs).
Et surtout, c’est être aveugle sur l’essentiel : s’il n’y a pas de marché, il n’y a plus de contact entre l’artiste et le public. Il n’y a plus d’art. Or, quelle est la tendance fondamentale, irrépressible, inextinguible à la base de toute démarche artistique ? C’est la volonté d'être, de venir au monde, d’exister. Il y a de l’art parce qu’il y a quelque chose qui pousse et qu’on ne peut pas arrêter, à moins de tuer l’artiste.
Un rockeur philosophe disait il y a quelques années : « music so wishes to be heard that it sometimes calls upon unlikely characters to give it a voice”. Le passage important : it so wishes to be heard. Le marché n’est sans doute pas le moyen optimal pour que l’art soit connu mais il est le moins mauvais à ce jour. Au moment de la Renaissance florentine, l’art était commandé par les grands d’alors, qui avaient au demeurant un goût très sûr, celui qui a reconnu et adoubé un Raphaël. La médiatisation pécuniaire actuelle ne garantit plus que l’art qui se diffuse soit le meilleur ; mais elle accorde à la diffusion des œuvres une étendue et une ampleur nonpareille, avec laquelle aucun Florentin, aussi riche et philanthrope soit-il, n’aurait pu rivaliser.
La généralisation d’une exigence de gratuité de l’art aurait pour effet immédiat de tuer le marché, donc l’accès à l’art, donc la raison d’être même de l’art. C’est pour cela que ça n’arrive pas, et pour cela que des aberrations médiatisées peuvent vous choquer. Mais les tâches rouges à un million d’euros ne devraient pas vous désoler, au contraire ! Elles sont le signe que le robinet de l’art, cette chose parmi les plus nécessaires pour vôtre âme (même une âme de loutre), est loin de se tarir.
merci pour cet article qui répond à ce que j'ai déjà dut développer dans mes commentaires ;-)
D'une part, ce sont en effet aux cartels de spéculateurs, aux différents conflits d’intérêts qu'ils créent que j'ai du ressentiment. Et la dessus votre article est bien plus clair que le mien.
D'autre part, mon propos sur la gratuité était lui beaucoup plus personnel : mon gout en matière d'art va à la fugacité, la surprise, l’inattendu, le spontané. Toute ces choses qui sont souvent intrinsèquement lié à une certaine gratuité.
Il faut bon bien distinguer deux choses : d'un coté le refus que je pose de cette confiscation de l'art par une caste d'artistes autoproclamé, et de l'autre mon sentiment personnel, mon gout de l'art pour l'art (et de l'art pour Dieu, merci @Lagouelle).
J'ai l'impression que ce sens personnelle de la seconde n'a pas été compris^^.
Bonne route
Amblonyx
Rédigé par : amblonyx24 | 30/01/2012 à 23:27